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"Quelle justice pour l'Europe ?
La Charte des droits fondamentaux et la Constitution européenne
par
Bertrand FAVREAU
Président fondateur de l’Union des Avocats Européens
Président de l’Institut
des Droits de l’Homme des Avocats
Européens
Si nous devions trouver un
sous-titre à ce colloque - qui en a déjà un - nous pourrions l’appeler, et cela
sans chauvinisme aucun, de Giscard à
Giscard. Ou plus exactement de Giscard
1977 à Giscard 2003. Dès lors qu’il s’agit de justice, on ne peut en effet,
s’empêcher de rappeler que c’est à l'occasion du Conseil européen de Bruxelles
des 5 et 6 décembre 1977, que le Président Giscard d'Estaing en a appelé
à la création de l'Europe judiciaire : "La construction de l'Europe
devrait s'enrichir d'un nouveau concept, celui de l'espace judiciaire.".
Ce faisant, le Président de la République qu’il était alors,
dessinait l'esquisse d'un espace judiciaire européen qui, dans le domaine
pénal, apparaissait comme le prolongement de l'espace créé par les traités
communautaires dans le domaine économique : le renforcement de la coopération pénale
devait constituer une contrepartie à la suppression progressive des contrôles
aux frontières communes des Etats membres.
Pourtant, force est de le constater ou de le déplorer, en 2003, - et c’est le problème qui nous
occupe ici - un tel espace – à supposer qu’il y ait un accord sur son contenu -
n’existe pas. Est-ce à dire qu'il ne s'est rien passé durant ces vingt
cinq années qui nous séparent 1977 ? Et
même avant ?
Sans vouloir retirer au Président Giscard d’Estaing une
paternité, qui en matière d’idée est
toujours une co-paternité, il convient de rappeler, que l’idée conçue comme une
intention plutôt que comme une représentation ou une réalisation, est ancienne. Elle a plutôt souffert de la
diversité de ses vecteurs que de la bonne volonté de ses nombreux promoteurs.
Ainsi, on ne saurait oublier que, depuis sa naissance en
1949, le Conseil de l'Europe, créé à l’origine par dix Etats, a déployé une
activité importante dans le domaine de la coopération en matière pénale. A ce titre, on soulignera volontiers qu’il
existait, dès 1957, des coopérations intergouvernementales par
la convention européenne d’extradition. Et, il est inutile de rappeler, par
ailleurs, combien son « organe
judiciaire », la Cour européenne
des droits de l'homme, a été un
instrument d’intégration judiciaire européenne en instaurant un Jus commune,
embryon d’un noyau dur de procédure pénale européenne qui n’a pas peu
contribué à l’émergence d’une
conscience judiciaire européenne et au renforcement des solidarités institutionnelles existantes. S’il existe déjà un
cadre intangible de standards communs en matière de procédure pénale notamment,
c’est bien à la Cour de Strasbourg que l’on le doit.
Mais, objectera-t-on,
le Conseil de l’Europe est une organisation inter-gouvernementale. Et,
il convenait qu’une autre conception voit le jour au cœur de la construction
communautaire, qui ne pouvait ignorer - intégration économique oblige - la
logique d'un espace judiciaire commun, ne serait ce qu'en raison de la
nécessité de poursuivre la fraude et de sanctionner les infractions aux
règlements édictés par les organes issus du traité de Rome
Pourtant, depuis les
années 1980, depuis l'Acte unique européen,
les tentatives de rapprochement de la réglementation pénale des Etats
membres, toujours annoncée mais encore
en l’état futur, se sont caractérisées par leur inefficacité. Pour apporter un
mieux, qu’il n’est pas question de contester, la
coopération ou entre aide judiciaire sont insuffisantes.
« Coordination, coopération, entraide, liaison,
contact, rapprochement ».
S’il nous fallait, encore, dater à tous prix le véritable lancement de la coopération judiciaire pénale entre
les Etats membres des Communautés européennes, force serait de se référer à
1985, date l'initiative italienne qui a redonné vie au groupe d'experts de
coopération judiciaire des Douze. Ce groupe a pu ainsi élaborer, sous la
présidence italienne puis sous les présidences qui ont suivi, plusieurs
conventions pénales nouvelles, plus simples, plus opérationnelles, mieux
adaptées que ne l'étaient les accords élaborés dans les mêmes matières par le
Conseil de l'Europe, par exemple, sur la transmission des procédures
rogatoires, sur l'exécution des condamnations pénales étrangères, sur la
simplification et la modernisation des modes de transmission des mesures
d'extradition, etc...
C’est ainsi davantage en raison d’un effet par ricochet que
1985 peut apparaître comme une année clef de l’Europe judiciaire. Comme le sera
1999. Car, 1985, c’est l’année de naissance de l'espace Schengen dont on dira
un jour qu’il a contribué de manière décisive à accélérer les choses. Signé par
huit états membres, le 14 juin 1985, et complété par la Convention
d'application du 19 juin 1990, l'accord
de Schengen, entré en vigueur en 1995, alors
entre sept Etats membres de l'Union européenne, parce qu’il organisait
la liberté de circulation des personnes entre les "Etats Schengen" prévoyait, comme une contre partie, le
renforcement de la coopération policière et judiciaire pour lutter contre la
criminalité. Une entraide judiciaire pénale renforcée naissait dans l’Europe
communautaire et allait être
progressivement mise en place dans des domaines tels que les échanges de
pièces de justice, l'extradition, la transmission des jugements répressifs et
la création d'un système commun automatisé d'échanges d'informations (le
« Sis » ou Système
d'Information Schengen).
Ainsi alors que la
Cour de justice des Communautés européennes de Luxembourg ne dispose pas en
principe de compétence en matière pénale, l'espace judiciaire infra-européen
créé entre les "Etats Schengen" a-t-il pu apparaître comme
l'institution de référence pour le renforcement de la coopération dans les
domaines de la sécurité, de la police et de la justice.
Dès lors, il n’est pas surprenant que dans la foulée, l'Acte unique européen de 1986, ait voulu – timidement - compléter cette construction en prévision
de l'instauration d'un véritable marché
pour 1993, en institutionnalisant la
coopération politique et en matière de sécurité commune. C’est bien là une
première concrétisation de la notion
d'une Communauté européenne sans frontières intérieures, où l'idée d'un "espace judiciaire
européen" s'est imposée, même s’il n’en
définit pas le champ d’application. Et, logiquement, en 1992, le traité
de Maastricht a intégré dans son titre VI,
la coopération judiciaire civile comme une question d'intérêt commun des
Etats membres de l'Union européenne. Il est ainsi devenu un des deux piliers
intergouvernementaux : celui qui porte
sur la coopération dans les domaines de justice et des affaires
intérieures (ou troisième pilier).
Et, à partir de là les étapes s’enchaînent. Effort de
coopération policière : c’est après l’entrée en vigueur de Schengen,
en 1995, qu’a été créé l’Office
européen de police (Europol), dans le cadre du troisième pilier par la
convention du 26 juillet 1995[1]
chargé de renforcer la prévention et la lutte contre la criminalité organisée,
notamment par l’échange et l’analyse d’informations provenant des autorités
policières des États membres.
En matière de coopération ou entraide judiciaire, existait déjà depuis 1993 la pratique de l'échange de "magistrats de
liaison" (sur le mode des "officiers de liaison" existant dans
le cadre de la coopération policière), initiée par la France avec les Pays-Bas,
et étendue par la suite à l'Italie qui
vise à faciliter la coopération judiciaire bilatérale et à améliorer les
actions communes entres les Etats membres.
Deux ans après l’entrée en vigueur de Schengen, le traité
d’Amsterdam, rebaptisait le domaine de
la justice et des affaires intérieures, et
communautarisait une grande partie du "troisième pilier" créé
par le traité de Maastricht, qui se
trouvait ainsi réduit à la coopération policière et judiciaire dans le domaine
pénal, mais qui comporte cependant quelques aspects communautaires. Ainsi,
était créé l’« espace de liberté, de sécurité et de justice", qui
étend désormais les compétences de la Communauté aux questions de libre
circulation, d'asile, d'immigration et de coopération judiciaire civile. Dans le même temps, la Convention de
Schengen, et les mesures arrêtées en
vue de son application, «l'acquis
Schengen » dans le droit de la CE et de l'UE, sont intégrée dans
le nouveau traité.
Et, l’an 1999 -troisième
année clef- nous conduit sans nul doute à apercevoir le lien entre la Charte des droits
fondamentaux et la « convention pour l'avenir de l'Europe », qui ne
sont pas associées ici - comme on pourrait le penser- pour des raisons de pure actualité. Car
c’est bien en 1999 que tout s’accélère, quelques mois après l’entrée en vigueur
du traité d’Amsterdam, le 1er
mai 1999, après l’entrée en
fonction d’Europol, le 1er juillet 1999. En octobre, dans le ressourcement des forêts de bouleaux et la quiétude de
l’automne finlandais , le Conseil européen de Tampere s’avise de ce que tout ce qui a pu être fait, tant en matière
civile que pénale, est décidément insuffisant et qu’il convenait de donner
une consistance concrète à l’Espace commun de Liberté, de Sécurité et de Justice.
Cette même année, à Cologne les 3 et 4
juin, quatre mois après l’arrêt Matthews[2]
où la Cour européenne des droits de
l’homme avait relevé une contradiction entre le droit communautaire et
l’application de la Convention, un sommet
a décidé de l’élaboration d’une Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne « afin d’ancrer leur importance exceptionnelle et leur
portée de manière visible pour les citoyens de l’Union ».[3]
Et c’est, à Tampere, que l’on dose savamment les représentations
communautaires, parlementaires européennes et nationales qui composeront « l’enceinte » - qui deviendra dès
sa deuxième réunion « convention » – chargée de rédiger, en exécution
du mandat de Cologne, le texte de la Charte.
Sans doute remarquera-t-on, que le Conseil de Tampere est
d’abord une prise de conscience tardive
de ce que les questions posées par la criminalité organisée ne pouvaient avoir
qu’une réponse commune ou bien n’en auraient jamais.
Auparavant, il est vrai, le 1er octobre 1996, sept
magistrats européens - un suisse, deux italiens, deux espagnols, un belge et un
français - réunis à Genève, avaient lancé
un appel solennel : "Il devient nécessaire d'instaurer un
véritable espace judiciaire européen au sein duquel les magistrats pourront,
sans entraves autres que celle de l'Etat de droit, rechercher et échanger les
informations utiles aux enquêtes en cours". C’est l’appel de
Genève : les gouvernements étaient renvoyés à leur carence.
Tampere, de fait, outre le serpent de mer de la
simplification de l'accès à la justice, de la reconnaissance mutuelle des
jugements en matière civile et pénale et de la suppression des obstacles
procéduraux à leur exécution, a
abordé la question de l'harmonisation
des législations et le rapprochement
des procédures – « quand ce sera nécessaire pour une meilleure coopération
et des législations » - concernant
l'incrimination de certains crimes et délits et les sanctions applicables. Mais dans l’immédiat la seule réponse concrète, a été la décision de créer Eurojust, institué ultérieurement par le traité de Nice[4]
Quelle est sa
mission ? Améliorer la coopération entre les autorités
nationales compétentes relative aux investigations et aux poursuites en
relation avec la criminalité grave et être l’organe moteur
d'une coordination judiciaire européenne en matière de lutte contre la
criminalité internationale, Et de
travailler en étroite liaison avec le Réseau Judiciaire Européen, Europol et
l'Olaf. Nouvel instrument de liaison, de concours et de coopération dans
le cadre du troisième pilier. La future «constitution» le
confirme expressément : « La mission
d'Eurojust est d'appuyer et de renforcer la coordination et la coopération[5] ».
Progrès sans doute, mais champ opérationnel limité. Face à la prise de conscience du mal, depuis des années les
solutions anciennes se succèdent :
coordination, coopération, entraide, liaison, contact, rapprochement.
Les instruments de coordination et de liaison se surajoutent jusqu’à susciter
leur propre activité qui finit par n’être plus que de tenter d’assurer une
coordination entre eux.
« D’abord continuer, ensuite seulement,
commencer ».
Tant que les Etats n’accepteront
pas ces limitations, les transferts resteront insuffisants pour permettre
l’instauration d’un véritable espace judiciaire européen. Aussi longtemps que les Etats revendiqueront
leur souveraineté judiciaire, les déclarations resteront lettre morte. Ainsi, peut-on le constater la construction d’une Europe de
justice s’est prise ( si l’on veut bien
excepter Schengen), de 1977 à 2003, au
mirage de la coopération intergouvernementale à géographie variable.
L'histoire est ainsi jalonnée par des tentatives renouvelées, certes, chaque
fois accrue, mais qui veut laisser intact la souveraineté revendiquée par
chaque gouvernement en matière de
justice. Et chaque fois l’effet d’annonce passé, la réalité vient s’imposer aux
yeux du citoyen européen. En réalité c’est la volonté politique qui
manque : les seuls progrès effectifs
n’ont été arrachés que face aux ravages du crime organisés, ou après les
attentats du 11-septembre. Ainsi, ce que les gouvernements n’ont pas été capables de vouloir, ils ne l’ont
lâché que sous l’effet d’un double constat : l’impuissance face au crime
organisé, l’impuissance face au terrorisme. Dès 1949, devant l’assemblée consultative du Conseil
de l’Europe, Pierre –Henri Teitgen avait posé la vraie condition d’une justice
européenne : « Il s’agit de limiter la souveraineté des Etats du
coté du droit, et, de ce côté là, toutes les limites sont
permises... » [6]
Néanmoins, l’émergence d’une justice européenne est une idée
qui chemine lentement. Elle a ses élans, ses attentes, ses repentirs. Elle suit
la cadence décrite par la phrase de Jean Monnet : " Les hommes
n'acceptent le changement que dans la nécessité ; ils ne voient la nécessité
que dans la crise." Depuis Tampere, l’établissement de la Charte et la mise en oeuvre de l’espace
judiciaire cheminaient presque de concert. Le Conseil européen de Laeken voulu
être l’occasion de la proclamation d’un nécessaire renouveau. C’est là, ou
presque, où fut lancé en 1977, l’appel à un espace judiciaire européen que
fut adopté, en même temps, en
décembre 2001, le texte du
mandat d’arrêt européen et convoqué la Convention européenne sur l’avenir de
l’Europe. Si l’on en croit la réunion des ministres de l’Intérieur à Marseille,
en juillet 2000, c’est avant fin 2004, que doit être achevée la mise en oeuvre de l’espace judiciaire européen.
Tenons pour vraie l’annonce de cet accomplissement. Mais il n’est sûrement pas trop tard pour se demander quel espace
judiciaire nous voulons pour l’Europe.
Nous disposons, depuis le mois de juillet, de ce projet de
«constitution». Sans doute le projet n’est pas ce que nous attendions, mais ne
boudons pas notre bonheur. Lorsqu’en octobre 2002, Valéry Giscard d'Estaing a présenté une première
esquisse de la future Constitution européenne,
il annonçait une première partie concernant l'architecture constitutionnelle et institutionnelle», une seconde partie, consacrée aux détails des
politiques de l'Union, qui reprendrait en fait "un nombre important des clauses
des traités existants" et enfin la troisième partie prévoyant notamment les conditions d'adoption, de
ratification et d'entrée en vigueur du traité constitutionnel[7]
. Mais, à ce moment là, de Charte,
point.
On attendait la Charte en préambule. Elle n’y est pas. Ou
plutôt elle y est bien mais pas en préambule, mais après …Mais, il y a bien un
préambule et la justice n’en est pas absente. Le mot droit est même cité à trois reprises ( presque de façon redondante
« droits inviolables et inaliénables » de la personne humaine,
« respect du droit », « respect des droits de
chacun »), le mot justice une, c’est à dire que la notion est plus
présente que le progrès ou la solidarité.
Même si ce n’est que la confirmation d’Amsterdam au titre
des « objectifs de l'Union », rappelons que : l'Union veut offrir
« à ses citoyennes et à ses citoyens -
d’abord - un espace de liberté, de sécurité et de justice sans
frontières intérieures, et – ensuite - un marché unique où la concurrence est
libre et non faussée (Article 3).
On dira que la
valeur ajoutée est faible. Sans doute doit-on dire que beaucoup (sinon presque
tout) était déjà dans le traité d’Amsterdam et qu’il y avait plus de substance,
même incantatoire, à Tampere. En terme
de continuité, il ne s’agit que
d’instaurer un espace judiciaire
« en tenant compte des différentes traditions et systèmes
juridiques des États membres[8] ».
On n'a pas lésiné sur les doses de
subsidiarité : il nous est dit, à
six reprises, qu’il s’agit d’une coopération uniquement dans les matières ayant – mais l’expression remonte à Amsterdam - « une incidence transfrontière ».
Les procédés ne sont pas nouveaux, en matière
civile : reconnaissance mutuelle
des décisions judiciaires et extrajudiciaires et leur exécution, signification et notification
transfrontalières des actes judiciaires et extrajudiciaires, favoriser la compatibilité des règles de procédure
civile et notamment des règles en matière de conflit de lois et de compétences
applicables dans les États membres pour assurer le bon déroulement des
procédures civiles, la coopération en
matière d'obtention des preuves. Mais il y a désormais, aussi : la
recherche d’un niveau élevé d'accès à la justice, le développement de méthodes
alternatives de résolution des litiges et le soutien à la formation des
magistrats et des personnels de justice.
La coopération
judiciaire en matière pénale dans l'Union, traditionnellement limité à la
coopération entre les institutions judiciaires (ou « par l’intermédiaire
d’Eurojust » depuis le Traité de Nice[9]), à la compatibilité des règles de procédure et la prévention des conflits
de compétence, s’articule désormais en priorité sur une reconnaissance mutuelle
des jugements et des décisions judiciaires mais – l’esprit de Tampere oblige -
inclut le rapprochement des dispositions législatives et réglementaires des
États membres (même si elle est expressément
limitée à certaines domaines) avec des règles communes minimales en
matière d’admissibilité des preuves, des droits des personnes mises en cause et
des victimes. Les domaines de la criminalité concernés sont précisés, à la
criminalité organisée, au terrorisme et trafic de drogue s’ajoutent
nommément : la traite d'êtres
humains et l'exploitation sexuelle des femmes et des enfants, le trafic
illicite d'armes, le blanchiment d'argent, la corruption, la contrefaçon de
moyens de paiement, la criminalité informatique.
A bien des égards l’espace judiciaire européen, vingt cinq
ans après, répond bien à cette pensée William James que Jean Monnet cite dans ses Mémoires : « D’abord continuer, ensuite
seulement, commencer ». Pourtant on ne peut négliger les apports du texte
en ce qui concerne l’espace judiciaire. En supprimant l’architecture en pilier,
il communautarise la coopération en matière pénale (ce qu’avait refusé
Amsterdam, il pose les jalons d’un code
européen de procédure pénale (et de la protection des intérêts de
l’Union) et il fait de la Charte une source de droit positif européen.
« Verticalité ou horizontalité »
On ne s’étonnera pas de ce que la
coopération judiciaire civile ait été convoquée lors de ces travaux. D’abord, parce qu’elle a des titres
d’ancienneté dans l’espace judiciaire européen et plus encore parce l’exemple
de la matière civile est révélateur. Elle aussi, en effet, a longtemps pâti des
incertitudes et de l’inefficacité de la coopération intergouvernementale.
Transférée dans le premier pilier en 1997, elle montre déjà les résultats des
effets accélérant de la communautarisation. En dépit de l’idée reçue et psalmodiée
que ce qui peut être fait au civil ne le pourrait être au pénal, elle offre un
modèle pour une coopération pénale.
En 1968, la Convention de Bruxelles qui permettait de
déterminer au sein de l'Union européenne la compétence des juridictions et
fixait des règles simplifiées pour la reconnaissance et l'exécution des
jugements en matières civile et commerciale avait du exclure la matière familiale. Pourquoi ? On
soulignait alors que la trop grande disparité – et il n'y avait à cette époque que 6 états membres - des systèmes
législatifs en présence rendait la tâche impossible[10].
On ajoutait aussi qu’il était «politiquement impossible» et «utopique» de chercher à assurer
une exécution mutuelle quasi-automatique des décisions dans ce domaine sans une
harmonisation préalable, en particulier, des règles de conflits. De telles
considérations sont bien sûr particulièrement fortes dans le contexte, qui leur
est souvent associé, de la politique de
la famille, du divorce, etc.
Car, il y avait aussi, - et peut être davantage - ce que
l’on a appelé « des considérations d'ordre public » dans une matière
très sensible pour le souverainisme juridique des Etats : «les
procédures... seraient... enracinées dans des attitudes morales et religieuses
différentes qui rendraient difficile pour un pays l'acceptation des décisions
rendues en ces matières dans un autre pays».
(Il suffit de relire sur ce point les conclusions détaillées de l’Avocat
Général Francis Jacobs, devant la Cour de Luxembourg, dans l’affaire van den
Boogaard[11]). Est-il
utile de rappeler que l’histoire a démontré que tous les grands changements
politiques ont été suivis inéluctablement dans la plupart des pays d’une
modification du droit de la famille ?
La convention Bruxelles II offre une méthode de
travail : un exemple de volonté politique du Conseil. Parmi les grands
principes énoncés lors du Conseil européen de Tampere, en 1999, il était écrit : « Des avancées
doivent être recherchées dans des domaines nouveaux, proches des citoyens
correspondant aux besoins des familles, en particulier dans les difficultés
qu'elles rencontrent ».
En effet, une nouvelle convention dite Bruxelles II, sur la
compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière
matrimoniales a fini par être signée le
28 mai 1998. Malheureusement, – on le
sait - l’entrée en vigueur de la convention de 1998, était subordonnée à sa ratification par les 15 Etats membres de
l'Union européenne et elle n'était pas toujours pas entrée en vigueur, en 2000,
aucun des Etats membres ne l'ayant ratifiée.
Ainsi
qu’on le sait aussi, depuis l'entrée en vigueur du Traité d’Amsterdam, le 1er
mai 1999, il est possible d'adopter des
directives et des règlements. Si la
volonté politique des états membres était quelque peu prise en défaut, celle du
Conseil ne le fut pas. Et la convention née dans la coopération
intergouvernementale horizontale a immédiatement bénéficié de la verticalité de
l’ordre juridique communautaire. Le
Conseil a décidé en effet de faire de la convention un règlement dont la force
contraignante est bien évidemment
supérieure dans la hiérarchie des normes communautaires à la Convention. C'est ainsi que la convention Bruxelles II
est devenu le règlement N°1347/2000 du 29 mai 2000 qui est entré en vigueur le 1er
mars 2001 dans 14 des 15 pays de l'Union européenne.
Les effets de la verticalité dans la coopération en matière
civile en ont fait la démonstration. Dès lors qu’il est question de rapprocher
et de coordonner, l’efficacité et
l’effectivité - mais aussi la rapidité
– relèvent en priorité de la primauté qui, passant par la colonne vertébrale de l’ordre juridique communautaire, transmet son influx aux membres de l’Union et pénètre directement
dans leur ordre juridique national.
Sécurité ou Justice ?
On connaît depuis longtemps
l’équivoque profonde qui s’attache aux dispositions ou législations voulant
marier – ne serait- ce que dans leur intitulé - les valeurs de sécurité et de liberté, voire de justice. L’intitulé
d’Amsterdam repris par le projet de «constitution» n’échappe pas à la
règle. Si l’on revisite les jalons textuels de la coopération
intergouvernementale en matière pénale, il faut bien admettre que tous avaient
presque exclusivement une connotation répressive. Tel était d’ailleurs l’idée
originelle, il s’agit en matière pénale plus d’un espace de répression que d’un
espace de défense. Valéry Giscard d’Estaing
disait déjà en 1977 : « Je suggère donc que par l'adoption d'une
convention d'extradition automatique assortie de garanties appropriées pour les
cas de crimes particulièrement graves, quels qu'en soient les mobiles, les Neuf
mettent en place les premiers éléments d'un espace judiciaire unique ».
Une procédure pénale
inclut impérativement des dispositions protectrices et plus généralement ce que
l’on appelle les droits de la dépense et il ne saurait y avoir d’espace de liberté, de sécurité et de
justice sans au premier chef un respect des droits fondamentaux. On dit souvent que le déséquilibre n’est qu’apparente et que
la richesse des textes internationaux de protection des droits de l'homme (Convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme et Pacte ONU sur les droits civils et politiques, notamment)
ainsi que la jurisprudence de la CEDH et les principes fondamentaux du droit
communautaire consacrés par la Cour de justice, rendent
inutile de paraphraser textes et jurisprudence qui, en toute hypothèse
s'imposent aux États membres de l'Union. Et voici qu’existe désormais la
Charte.
Rien de nouveau dira-t-on
encore. En termes de garanties
judiciaires on sait qu’elle consacre le droit à un recours
effectif, à accéder à un tribunal
impartial, la présomption d'innocence et droits de la défense, les principes de
légalité et de proportionnalité des délits et des peines et le droit à ne pas
être jugé ou puni pénalement deux fois pour une même infraction, déjà garantis par
ailleurs.
On parlera sans doute de sa portée, en se souvenant que déjà
un arrêt du Tribunal de première instance a
souligné que cette Charte, « bien que n'étant pas dotée de force
juridique contraignante, démontre l'importance, dans l'ordre juridique
communautaire, des droits qu'elle énonce[12] ».
Au-delà de cette force morale, on sait qu’elle a été rédigée très exactement
comme si elle devait avoir un jour une valeur contraignante et il s’agit
bien dans le projet de «constitution» de lui donner force obligatoire au sein de l’Union. Plus encore, aux cotés des classiques droits énoncés
aux chapitres « libertés » et
« justice », la triade « dignité », « égalité »
et « solidarité » proclame
des droits sociaux dont la constitutionnalisation assurerait demain la
justiciabilité.
On évoquera aussi ses
relations avec sa sœur aînée, la Convention européenne des droits de l’homme
mais, en étant déjà rassuré que les
« constituants » européens
aient prévu, à la fois, que l’Union « s’emploiera » à adhérer à la
CESDH et qu’en tout état de cause, les droits proclamés par la Charte qui
correspondent à des droits de la Convention – sur les cinquante articles de
fond de la Charte, la moitié constitue des « droits correspondants »
de la Convention -, déjà interprétés
par la Cour de Strasbourg, auront dans l’Union
le même sens et la même portée que ceux qu'ils ont dans la CESDH. Et
tout cela s’accompagne d’une tentative
d’harmonisation des garanties procédurales accordées aux suspects (droit à l’avocat – interprétation et
traduction – protection des personnes vulnérables – information des suspects
sur leurs droits – assistance consulaire) qui fait l’objet d’un livre vert.
Mais ce développement futur a pour condition préalable l’adaptation des droits
de la défense sur le plus haut standard européen (et non un standard moyen) qui
serait légitimement vécu comme un signe de régression et offrirait des
possibilités de bavures.
Il existe un outil, un cadre, des têtes de chapitre à
remplir. C’est un ferment d’espoir. Nous n’y croyions plus et- pourtant il
avance. Ce qui paraissait «politiquement impossible» ou incorrect et «utopique» est en train de prendre forme
sous nos yeux. En énumérant les
domaines où une loi-cadre européenne
pourra légiférer, même dans un domaine
limité aux litiges transfrontière –
(c’est à dire demain presque à tout) – de la reconnaissance mutuelle des
jugements et décisions judiciaires au rapprochement des dispositions
législatives et réglementaires des États membres, ce sont les titres du Code de procédure pénale européen
qu’articule l’article III-171.
En effet, derrière la prudence des mots et une subsidiarité
de bon aloi, ne s’agit-il pas de créer par une loi-cadre des règles et des
procédures pour assurer la reconnaissance, dans l'ensemble de l'Union, de
toutes les formes de jugements et de décisions judiciaires, de prévenir et
résoudre les conflits de compétences entre les États membres ? N’est-il pas prévu des règles minimales
portant sur l'admissibilité mutuelle des preuves entre les États membres, les
droits des personnes dans la procédure pénale, les droits des victimes de la
criminalité, et ‘d'autres éléments spécifiques de la procédure pénale, que le
Conseil des ministres aura identifiés préalablement par une décision
européenne ?
Enfin, il est même prévu qu'une une loi européenne
pourra instituer un Parquet
européen - plutôt qu’un procureur européen, puisque sans doute sous une forme
ambiguë ( « à partir d'Eurojust ») ? Certes, un parquet
dont la mission est duelle : combattre la criminalité grave ayant une dimension
« transfrontière », ainsi que les infractions portant atteinte aux
intérêts de l'Union, mais qui a une « compétence » supranationale,
celle de « rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement »[13].
Ainsi, même si on aurait pu préférer le
projet « Corpus Juris » et son système intégré de procédure pénale
novateur en matière de garanties, le « Procureur européen », auquel
il manquait un fondement juridique, grand recalé du Conseil de Nice en décembre 2000, est bien présent dans le projet
de constitution, moins de trois ans plus tard. Et il n’est pas déraisonnable
d’affirmer qu’au-delà de la coordination, de l’harmonisation ou des règles
minimales communes, il existera bien une procédure pénale spécifique de l’Union
puisque la future «constitution» a prévu qu’une loi européenne peut fixer
non seulement le statut du Parquet européen, mais aussi les conditions
d'exercice de ses fonctions, les règles de procédure applicables à ses
activités ainsi que celles destinées à gouverner l'admissibilité des preuves et
les règles applicables au contrôle juridictionnel des actes de procédure.
Ceux qui avaient espéré la fin d’une justice peu plaisante parce qu’une frontière la
borne n’étaient pas des utopistes. Sans doute faut-il désormais espérer que la
future Constitution soit ratifiée par tous les Etats membres. Et aux plus
pessimistes d’entre nous, je rappellerai qu’Héraclite d’Ephèse disait
: « Sans l’espérance, il n’est pas possible de trouver
l’inespéré ».
Bertrand FAVREAU
Octobre 2003
[1] JO C 316 du 27.11.1995, p. 1.
[2] Arrêt Matthews c. Royaume-Uni [GC] du 18 février 1999 , n° 24833/94, § 34, CEDH 1999-I.
[3] Décision du Conseil européen concernant l'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, Conclusions de la Présidence, annexe IV.
[4] Articles 29 et 31 TUE modifiés (JO C 80 du 10.3.2001).
[5] Article III-174-1.du projet.
[6] P-H. TEITGEN Aux sources de la Cour et de la Convention européennes des Droits de l'Homme Préface de Vincent Berger Editions Confluences Collection " Voix de la cité " pp.. 38-39.
[7] AFP BRUXELLES, 28 oct lby/bpi/mr
ef 28/10/02 15:21
[8] Article III-158 2
[9] article 31-2 TUE.
[10] Voir le rapport de M. P. Jenard sur la convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1979, C 59, p. 1).
[11]
Arrêt . C-220/95 : 27 février 1997 - Antonius van den Boogaard c/
Paula Laumen. (Cinquième chambre, ).
[12] Arrêt T-377/00 15 janvier 2003 - Philip Morris International / Commission, § 122.
[13] Article III-175.