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BRUXELLES

COUR DE CASSATION

 

8 octobre 2004

 

Colloque

« Les partis liberticides et la Convention européenne des droits de l’Homme

 

Quelle liberté pour les ennemis de la liberté ? *

 

par

Bertrand FAVREAU,

Avocat au barreau de Bordeaux,

Président de l’Institut des Droits de l’Homme des Avocats européens

 

 

Ainsi, depuis ce matin nous débattons, et la première question qui se pose est de savoir ce que signifie liberticide. Les circonstances lui donnent manifestement un regain de faveur en Belgique, ainsi que l’atteste une excellente littérature déjà parue sur ce même sujet.[1]Le mot à vrai dire est presque désuet, en France, où il a fait florès au cours du 19ème siècle et notamment sous la Restauration. La preuve en est que lorsque l'on consulte aujourd’hui le grand Robert, on relève avec intérêt que les entrées passent directement de Liberté à …Libertin. Et que ce n’est qu’incidemment que l’on nous rappelle ce que signifie liberticide : qui détruit la liberté ou plus exactement, selon l'étymologie latine, qui tue les libertés.

 

Mais qu’est-ce alors que cette liberté menacée d’homicide. ? Abraham Lincoln, on le sait, disait : "le monde n'a jamais possédé une bonne définition de la liberté. Nous nous proclamons tous en faveur de la liberté, mais lorsque nous utilisons ce mot, nous ne parlons pas en fait de la même chose." Dès lors la défense de la liberté passe t-elle par une seule et même voie ?

 

Nous pouvons nous poser cette question dès les prémisses de ce colloque. Jacobin intransigeant, il a placé sans hésitation son intervention sous l’égide d’un principe qui était déjà le fil conducteur et la synthèse de ce colloque et qui peut se résumer en un adage : Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Puis, nous avons vu qu’au nom de cette même défense de la liberté, ce Jacobinisme a été tempéré par les interventions de Raymond Blet et de Jean Yves Dupeux, qui nous ont rappelé qu’il s’agissait avec les restrictions apportées à la liberté d’association, rien moins que d’une atteinte aux libertés fondamentales. Jean-Yves Dupeux, quant à lui, fidèle à son acte de naissance, s’est révélé le plus girondin en nous exhortant à ne pas encourir le reproche, sans doute apocryphe exprimé par l’égérie de la Gironde, Madame Roland : « Liberté que de crimes, on commet en ton nom ».

 

Ce débat qui concerne en vérité le contenu et les limites permises de la liberté d’association et d’expression, est aussi ancien et même plus que notre Déclaration des Droits de l'Homme.

 

Il a été instauré, au matin du 4 août 1789, par les adversaires mêmes du principe d'une déclaration des Droits de l'Homme. Certains, parmi les plus conservateurs, soutenaient en effet qu'il n'était pas prudent d'exposer ou de déclarer des droits sans établir a contrario des devoirs, qui les équilibrent. Et l’on ne pourrait que se plaire à rappeler, ici que c'est l'Abbé Grégoire qui a convaincu de l’inutilité d’une déclaration des devoirs en rappelant que "les Droits et les Devoirs sont corrélatifs, ils sont parallèles, on ne peut parler des uns sans parler des autres » puisque les droits de l’un déterminent « en creux » les devoirs de l’autre.

 

Deux cents ans après, John Rawls ne dira rien d’autre dans sa Théorie de la justice, sinon : « Chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres».

 

Au cœur de ce conflit de droits réciproquement revendiqués il ne saurait s’agir uniquement ce crier dans un unisson confondant haro sur une formation politique. Ou bien, sans autre discussion, selon les vers d’Hégésippe Moreau, en une époque où le mot était en faveur, « de mutiler par le feu, de brûler par les acides, la bouche qui vomit des sons liberticides. »

 

Dès l’abord, c’est la prudence et l’humilité qui doivent s’emparer de nous. Au nom de quoi, il est vrai, pourrions nous nous permettre d’interdire la libre pensée d’autrui, la libre expression des idées qui nous révulsent, d’empêcher la libre expression des suffrages. Qui peut s’arroger le droit de détenir la vérité ?

 

Comment nous ici, constitués en un distingué aréopage, pouvons nous nous arroger le droit d’anéantir ce qui représente l’expression des convictions de milliers de nos contemporains ? De rayer de l’échiquier politique des partis auxquels des dizaines de milliers de nos contemporains ou plus croient pouvoir apporter leur confiance ?

 

Considérons les devoirs que nous avons, nous qui discourons ici entre convaincus - du moins je l’espère - envers ceux qui ne pensent pas comme nous. Et je voudrais sur ce point saluer l’intervention du bâtonnier Xavier Magnée, à qui il est revenu, il n’y a pas si longtemps, la lourde mission d’incarner, « la défense » solitaire face à une opinion unanimement révulsée.

 

En effet, ce sont les libertés, nos libertés qui sont en cause, c'est pourquoi la plus grande prudence apparaît être de mise.

 

La Cour de Strasbourg l’a dit dès son premier arrêt en la matière : « La démocratie se nourrit en effet de la liberté d'expression »[2]. Et divers intervenants ont tenu légitimement à nous rappeler la définition de la liberté d'expression telle qu’elle a été consacrée par la Cour dans ses arrêts Handyside ou Jersild : elle concerne non seulement les expressions consensuelles mais également celles qui heurtent, choquent ou inquiètent et qui sont radicalement en opposition avec la pensée majoritaire.[3]

 

Il n'y a plus de liberté d'expression si cette liberté ne concerne que ce que l'on pense soi même, ou ce que pense la majorité mais ne s’applique pas aux autres. Veillons à ne pas sacrifier aux dérives de la pensée unique. Respectons celui qui pense autrement. Souvenons-nous de René Char, dans Fureur et mystère : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ».

 

Méfions-nous de tous des anathèmes, gardons-nous de toute diabolisation hâtive, qui seraient antichambre de toutes les terreurs. Songeons que nos discours recteurs peuvent encourir la même censure un jour de la part d’autres qui penseraient différemment que nous. N’oublions pas l’apophtegme ; « un pur trouve toujours un plus pur qui l’épure »

 

La liberté d'expression c'est celle de l'autre, ou celle des minorités qui ne pensent pas, un jour ou toujours, comme tout le monde. On imagine comme il serait trop facile les partis politiques ayant pour objectif la lutte du pouvoir, d'utiliser la dissolution des partis rivaux minoritaires.

 

 

Pouvons nous ignorer qu’en Turquie qui n’a pas à ce jour la même exigence que nous en matière de droits de l’homme (et d’indépendance de la magistrature), la dissolution des parties politiques par la Cour constitutionnelle laquelle entraîne ipso jure la liquidation et le transfert au Trésor public des biens du parti, est depuis plus dix ans une règle politico-judiciaire. On a ainsi assisté, notamment pour étouffer la question kurde, sous les motifs les plus divers, successivement à la dissolution du Parti communiste unifié de Turquie, le TBKP en 1990, du parti socialiste SP, en 1992, le SP, en 1992, du nouveau parti socialiste dénommé STP, prononcée avant même ses premières activités, en 1993, du parti de la liberté et de la démocratie, le ÖZDEP, en 1993, du Parti de la démocratie (le DEP) en 1993, du parti du travail et du peuple (HEP) en 1993, du parti de la prospérité, le Refah Partisi, en 1998, qui ont donné lieu à autant de décisions de la Cour de Strasbourg ?

 

Et l'on ne saurait trop scander au cœur de ce colloque, les syllabes de l'article 2 de la Déclaration des Droits de l'Homme que je me plais à répéter : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. »

 

Pour cela, il faut rendre hommage à cette construction de la Cour européenne des droits de l’Homme qui a eu le mérite de rappeler ces valeurs premières et intangibles. Il faut surtout rendre hommage à l’ancienne Cour qui notamment dans la dernière année de son existence en 1998, a instauré une jurisprudence dans laquelle la nouvelle Cour n’a eu qu’à se mouler au point qu’elle se borne à paraphraser ou à citer expressément les premiers arrêts dans sa jurisprudence récente. Cette Cour, en effet a posé des règles claires dans une série d'arrêts qui semblaient davantage concerner au départ l'extrême gauche mais qui ont davantage trait aujourd'hui aux partis intégristes, et nous a donné une grille de lecture, une méthodologie à l’aune de laquelle peut s’analyser aujourd’hui le périmètre de la liberté d’association pour les parties politiques.

 

Dés le premier arrêt, l’essentiel avait été dit - en janvier 1998 - à propos de la dissolution dix jours après sa fondation du Parti communiste unifié de Turquie. Ceux qui allaient suivre ne feraient que paraphraser ou citer. Et force est de le souligner : contre toutes les bonnes raisons invoquées devant elle par les gouvernements : communisme, séparatisme, atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat, atteinte à l’intégrité de la nation, et même le terrorisme, (beaucoup plus marchand sur le plan international dès qu’il s’agit d’attenter aux libertés), la Cour a invariablement opposé cette idée ancienne, cette idée essentielle, cette idée toujours nouvelle et toujours plus audacieuse qui a nom « démocratie ». Elle s’est toujours référée à cette norme énoncée dans la décision Loizidou c. Turquie : « La démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de « l’ordre public européen »[4] Et le reste en découle tout naturellement.

 

D’une part, la Cour tient à rappeler le rôle primordial que jouent les partis politiques dans un régime démocratique dés lors qu’ils représentent une forme d’association essentielle « eu égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie[5] et, pour cela qu’ils peuvent se prévaloir de la liberté d’association même s’ils ne sont pas expressément cités dans le texte de l’article 11 ( contrairement aux syndicats par exemple).

 

D’autre part, leurs activités participent d'un exercice collectif de la liberté d'expression, et à ce titre ils peuvent aussi prétendre à la protection de l'article 10 de la Convention puisque « la protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11.[6]

 

Tout cela sera repris dans l’autre arrêt de l’ancienne Cour, concernant le SP, parti socialiste de Turquie, puis se retrouvera mot pour mot et sans s’attarder à la question de la lutte contre le terrorisme, en décembre 1999 dans l’arrêt concernant le ÖZDEP et dans les arrêts ultérieurs.

 

Au gré des décisions la Cour va se borner à renforcer ces principes généraux par des considérations pratiques : « l'une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu'elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent[7]. »  

 

Et, en 2002, dans l’arrêt Parti du Travail du Peuple (HEP) c. Turquie, la Cour va plus loin en considérant que : « même si des propositions […] risquent de heurter les lignes directrices de la politique gouvernementale ou les convictions majoritaires dans l’opinion publique, le bon fonctionnement de la démocratie exige que les formations politiques puissent les introduire dans le débat public afin de contribuer à trouver des solutions à des questions générales qui concernent l’ensemble des acteurs de la vie politique[8]. »

 

Et elle devait ajouter que « Dans un système démocratique, les actions ou omissions du Gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif des pouvoirs législatif et judiciaire, de la presse et de l’opinion publique. [9]

 

C’est pourquoi la Cour de Strasbourg a toujours considéré que la dissolution de tout un parti politique et l'interdiction frappant ses responsables d'exercer pour une durée déterminée toute autre activité similaire, qui en découle dans la totalité des cas, ne peuvent s'appliquer qu'aux cas les plus graves[10]. Et force est de constater que l’ancienne Cour a toujours refusé de légitimer une dissolution de parti et a sanctionné la violation de l’article 11 et que la (nouvelle ) Cour en a fait de même jusqu’aux récents arrêts de chambre et de Grande chambre concernant le parti de la prospérité de Turquie, le Refah Partisi, mais cela sur fond de risque de mise en application par la force de la Charia.

 

Cette extrême vigilance de la Cour se traduit par une application restrictive - justement rappelé par Patrick Fontbressin - de sa traditionnelle théorie de la marge d’appréciation et des pouvoirs reconnus aux juridictions nationales, ainsi que par l’élaboration d’une méthodologie, au prix d’une véritable recherche de sociologie politique.

 

D'une part, la marge d'appréciation toujours laissée aux états tant en matière de liberté d’association que de liberté d’expression est, dès lors qu’il s’agit d’un parti politique, qualifiée de « réduite ». La Cour en outre précise que cette réduction se conjugue avec un contrôle européen « rigoureux ». Ce que l’on peut traduire par intransigeant puisque nul ne songe ici un instant que le contrôle européen puisse être non rigoureux en quelque matière que ce soit.

 

D’autre part, il convient que toute atteinte à la liberté d’association fasse l’objet d’un examen minutieux régulé par les deux "curseurs", celui de la recherche de ce qui justifie un besoin social impérieux, et celui de la proportionnalité de la mesure prise. Etant rappelé qu’au regard des circonstances, même une dissolution justifiée par un « besoin social impérieux » peut quand même être jugée non « proportionnée aux buts légitimes poursuivis ». [11]

 

Dès lors qu’il s’agit au nom de la démocratie d’attenter à la liberté d’un parti qui est un garant du pluralisme, on ne sera jamais assez prudent. Songeons que les partis concourent à l’expression du suffrage et que mêmes ceux visés par l’expression de « liberticides », ne sauraient attenter aux libertés qu’en fonction du verdict des urnes auquel ils se soumettent.

 

Cela dit, la question ici posée en filigrane est : la démocratie peut-elle tout admettre ? Une démocratie peut-elle tolérer sans réagir les discours de haine, qui bien évidemment, visent à l'éradication et à la fin du pluralisme et sapent les fondements mêmes de cette démocratie ? Une démocratie étant la loi de la majorité, c’est à dire ce que Thoreau, définissait comme étant le « Plus un », peut-elle autoriser une majorité de citoyens par leur vote de porter au pouvoir un parti dont le programme aurait pour effet de mettre un terme aux composantes fondamentales de cette même démocratie ? En un mot, la loi de la majorité inclut-elle de droit de mettre fin à la démocratie ?

 

Il y a un peu plus de cent ans, en 1903, Jaurès stigmatisait dans un article « le parti qui a la responsabilité de tant de fautes commises,…et qui [av]ait osé contre la République se dresser en accusateur … » Et il annonçait : « Si vous le tolériez ce serait la stupeur de l’Histoire, le scandale de la conscience, la honte de la raison »[12]. Non, évidemment, l’histoire, la conscience, la raison, nous interdisent de tolérer l’intolérable.

 

C'est le mérite de la Cour de Strasbourg que d'avoir posé des règles claires.

 

Les organes de la Convention avaient analysé les dangers furent pour la première fois saisis du cas d’un parti politique « On ne saurait exclure qu'un parti politique, en invoquant les droits consacrés par l'article 11 ainsi que par les articles 9 et 10 de la Convention, essaie d'en tirer le droit de se livrer effectivement à des activités visant la destruction des droits ou libertés reconnus dans la Convention et ainsi, la fin de la démocratie[13]

 

La Cour franchit délibérément un pas supplémentaire dans son arrêt de Grande Chambre, Refah Partisi : « Les libertés garanties par la Convention ne sauraient priver les autorités d'un Etat, dont une association, par ses activités, met en danger les institutions, du droit de protéger celles-ci[14]. C’est pourquoi un Etat doit pouvoir « raisonnablement empêcher la réalisation d'un projet politique incompatible avec les normes de la Convention, avant qu'il ne soit mis en pratique par des actes concrets risquant de compromettre la paix civile et le régime démocratique dans le pays »[15]

 

 

Qui ? Quand ?Comment ?

 

La Cour de Strasbourg a dès ses premiers arrêts concernant des partis politiques, en 1998 (Parti communiste unifié de Turquie, parti socialise de Turquie), tenus à relier la liberté d'association à la liberté d'expression. Elle ne s’est jamais écartée de cette position dans ses arrêts successifs : DEP (2002) les deux arrêts Refah Partisi de 2001 et 2003 et le plus récent arrêt parti socialiste de Turquie (STP), qui rejoint dans ses principes l'arrêt de 1998.

 

Un parti politique, tout en bénéficiant de la protection des dispositions de la Convention et notamment de celles de l’article 11, peut mener une campagne en faveur d'un changement de la législation ou des structures légales ou constitutionnelles de l’Etat, mais ce à deux conditions :

·                    les moyens utilisés à cet effet doivent être à tous points de vue légaux et démocratiques 

·                    le changement proposé en l’occurrence doit lui-même être compatible avec les principes démocratiques fondamentaux.

 

Ces deux conditions permettent à la Cour de désigner ceux qui s’excluent d’eux-mêmes d’une société démocratique. Car la Cour d’ajouter : « il en découle nécessairement qu’un parti politique dont les responsables incitent à recourir à la violence ou proposent un projet politique qui ne respecte pas une ou plusieurs règles de la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît, ne peut se prévaloir de la protection de la Convention contre les sanctions infligées pour ces motifs.[16]

 

De plus, elle a bien redit dans son arrêt récent Müslüm Gündüz - que Raymond Blet a évoqué fort à propos puisqu’il concerne la présentation d’une secte islamiste par les médias - que des expressions visant à propager, inciter à ou justifier la haine fondée sur l’intolérance, y compris religieuse, ne bénéficient pas de la protection de l’article 10 de la Convention, ce que l’ancienne Cour avait déjà énoncé dans l'affaire Jersild, en visant les expressions concrètes constituant un discours de haine, pouvant être insultantes pour des individus ou des groupes, ne bénéficient pas de la protection de l'article 10[17]. Car la haine et l’intolérance ne sont que des vecteurs du rejet du rejet du respect dus aux principes et aux règles de la démocratie [18].

 

Sont donc clairement visés par la jurisprudence de la Cour les partis qui prônent le recours à la violence, profèrent des discours de haine, fondée sur l’intolérance, y compris religieuse, envers des individus ou des groupes, et plus généralement portent des projets contraires à l’essence de la démocratie. Pourtant, l’application n’est pas automatique. Ainsi, la cour a pu, à propos de l’affaire du DEP (Demokrasi Partisi ), sanctionner une dissolution même en ayant admis que des propos étaient susceptibles d’insuffler une haine profonde et irrationnelle envers ceux qui étaient présentés comme « ennemis » de la population d’origine kurde, en posant le principe que l’on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d'expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l'intolérance (y compris l'intolérance religieuse), à condition de veiller à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi.[19]

 

Comment alors déceler la véritable nature liberticide d’un parti ? En ciselant sa méthode d'analyse, la Cour de Strasbourg a déjà précisé qu'il n'était pas question de s'en tenir à l'intitulé, au nom que se donne un parti, ni à ses statuts ou son programme.[20] Cependant, comme le disait ce bon Monsieur de La Fontaine dans l’épilogue du Vieillard et des trois jeunes hommes : « Car tout parle dans l'univers, Il n'est rien qui n'ait son langage ». Et, de même que nos actes nous suivent, nos paroles nous trahissent. La Cour s’en est bien souvenue ? Dès lors elle choisit d’abord d’écouter la voix que l’on veut faire taire et de se livrer à une étude in concreto des actes et des discours.

 

Il s’agit de procéder à un « examen global » du discours effectivement propagé par un parti, des propositions dans lesquelles il veut se faire connaître et reconnaître par ses adhérents et ses électeurs. Mais là encore l’examen sémantique n’est pas simple. On se souvient que dans son admirable livret de Pelléas et Mélisande, Maurice Maeterlinck - comment ne pas le citer ici à Bruxelles - met dans la bouche d’un de ses héros une phrase qui a été l’objet de beaucoup de glose. Golaud, le mari de Mélisande s’exclame « Je n’ai pas d’arrière pensée. Si j'avais une arrière-pensée pourquoi ne la dirais-je pas ? »… Des critiques pointilleux ont fait remarquer que talent du poète masquait la faiblesse du logicien car « justement », le propre d’une arrière pensée, c’est qu’elle est cachée et qu’on ne la déclare pas.

 

Et, ce que les partis ne disent pas officiellement, il s’agit de le débusquer.

 

Et dés 1998, la Cour de Strasbourg a cherché à déjouer ces arrières pensées et appliquant une méthode analytique destinée à constituer un détecteur du discours anti-démocratique : « On ne saurait exclure non plus que le programme d’un parti politique ou les déclarations de ses responsables cachent des objectifs et intentions différents de ceux qu’ils affichent publiquement. Pour s’en assurer, il faut comparer le contenu dudit programme ou desdites déclarations avec l’ensemble des actes et prises de position de leurs titulaires » [21]

Dès lors, l’ examen global du discours et des actes devient un véritable voyage à l'intérieur d'un parti, qui a pour objet de comparer le contenu dudit programme avec les actes et prises de position, émanant de son porte-parole ou principal représentant. Ce qui n’est pas toujours suffisant et a du être étendu dans le récent arrêt Refah Partisi - l’arrêt de Grande Chambre étant, comme l’a relevé Patrick de Fontbressin, sans doute moins détaillé et moins complet que l’arrêt de chambre de 2001 - aux « actes et prises de position des membres et dirigeants du parti en cause », afin de rechercher en quoi les déclarations en question forment un tout révélateur du but et des intentions du parti qui risquent de porter atteinte aux principes démocratiques.

 

En bref, pour la Cour savoir si la dissolution d'un parti politique répond à un « besoin social impérieux », revient à répondre aux questions suivantes :

 

·                    existe-t-il des indices montrant que le risque d'atteinte à la démocratie, sous réserve d'être établi, est suffisamment et raisonnablement proche ?

·                    est-ce que les actes et discours des dirigeants et des membres du parti politique pris en considération dans le cadre de l'affaire sont imputables à l'ensemble du parti ?

·                    est-ce que les actes et les discours imputables au parti politique constituent un ensemble qui donne une image nette d'un modèle de société conçu et prôné par le parti et qui serait en contradiction avec la conception d'une « société démocratique ?

 

Et la Cour a joute à sa démarche sociologique une dimension historique puisqu’elle précise que l’examen « doit aussi tenir compte de l'évolution historique dans lequel se situe la dissolution du parti politique concerné »[22].

 

La Cour répond aussi à la question de savoir : quand doit intervenir la dissolution d'un parti politique pour risque d'atteinte aux principes démocratiques ?

 

En la matière la Cour admet un droit d’intervention préventive de l'Etat pour la bonne raison que l’on « ne saurait exiger de l'Etat d'attendre, avant d'intervenir, qu'un parti politique s'approprie le pouvoir et commence à mettre en oeuvre un projet politique incompatible avec les normes de la Convention et de la démocratie, en adoptant des mesures concrètes visant à réaliser ce projet. »

 

Elle applique enfin à la défense de la démocratie sa célèbre théorie dite des « obligations positives » en consacrant qu’un Etat …peut imposer aux partis politiques, formations destinées à accéder au pouvoir et à diriger une part importante de l'appareil étatique, le devoir de respecter et de sauvegarder les droits et libertés garantis par la Convention ainsi que l'obligation de ne pas proposer un programme politique en contradiction avec les principes fondamentaux de la démocratie.

 

 

Ce qui implique que dès lors que le projet politique est dangereux pour les droits et libertés garantis par la Convention, plus ce parti a des chances réelles de le mettre en application en raison d’un accès possible au pouvoir plus le danger devient caractère tangible et immédiat et plus la mesure adoptée se justifie[23].

 

A contrario, est sanctionnée comme disproportionnée au but visé et, partant, non nécessaire dans une société démocratique une mesure aussi radicale que la dissolution immédiate et définitive d’un parti, prononcée avant même ses premières activités puisqu’en l’absence d’actes et de prises de position que le parti n'a pas eu le temps d'en accomplir, « il s'est ainsi fait sanctionner pour un comportement relevant uniquement de l'exercice de la liberté d'expression »[24].

 

Une voie est donc tracée. Elle est appelée à des développements dans la jurisprudence internes des Etats parties à la Convention, ainsi d’ailleurs que le marquait la présentation de Wojciech Hermelinski, puisque la Cour de Strasbourg a déclaré dans ses arrêts Refah Partisi, que les juridictions nationales compétentes en la matière, pouvaient sous réserve de se livrer à un examen minutieux, « raisonnablement empêcher la réalisation d'un projet politique incompatible avec les normes de la Convention…»[25].

 

Force est de constater que cette méthode analytique se retrouve très précisément dans l’arrêt de la Cour d'Appel de Gand du 21 avril 2004, dans l’affaire des ASBL du Vlaams Blok C’est à l’évidence à une étude sémantique détaillée - dont Sébastien Van Drooghenbroeck a donné une analyse juridique particulièrement précise - qu’a recouru la Cour, en se livrant à une véritable radioscopie, on serait tenté de dire une autopsie, du message des organes d’un parti tel qu’il est émis mais aussi tel qu’il est attendu et reçu par ceux qu’il veut toucher.

 

C’est au terme d'un argumentaire solidement développé sur la base de citations et après une étude approfondie de nombreuses publications du parti que la Cour est parvenue à la conclusion que des articles évoquant la présence des étrangers comme une invasion, des propositions discriminatoires diffusées de manière répétée dans le grand public ne « peuvent passer l'épreuve de la légitimité et de la proportionnalité et expriment une intolérance inspirée par le racisme et la xénophobie, laquelle est incompatible avec les valeurs dans une société démocratique, libre et pluraliste, ne peuvent être légitimés par aucun des droits, libertés et principes cités par les prévenus. »[26]

 

Certes, on le sait, cet arrêt n’est pas définitif, et la Cour suprême dont les locaux nous accueillent aujourd’hui est saisie d’un pourvoi.

 

Sébastien Van Drooghenbroeck nous disait qu'il était d'un « éternel optimiste ». Il convient avec lui et comme lui d'espérer. Nous avons entendu l’écho de signes annonciateurs : la décision de la Cour d’Arbitrage qui a déjà conclu à la densité normative convenable et à la prévisibilité suffisante de la loi du 25 février 2003.

 

Dès lors qu’il s’agit d’opposer « Le vice à la vertu, la sottise au bon sens, Les agneaux aux loups ravissants », nous sommes au cœur de cette « ample Comédie à cent actes divers, Et dont la scène est l'Univers » qu’évoquait - encore lui - La Fontaine. C'est dans cette salle ou dans une salle voisine que se décidera le sort du recours contre l'arrêt de la Cour d'Appel de Gand. Que sera donc le prochain acte ?

 

Usant de métaphores inspirées du 7eme art, Frédéric Krenc estimait que le destin du Vlaams Blok hésitait entre "la Grande Illusion" ou "le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain". Souhaitons ici d’une voie unanime que nous ne connaissions pas « la stupeur de l’Histoire, le scandale de la conscience, la honte de la raison ». Souhaitons que dans cette salle sans fenêtre, ou une salle nécessairement voisine, dans quelques semaines ou dans quelques mois, ce ne soit ni "la Grande Illusion" ni "le Fabuleux Destin, et qu’apparaisse, à la place un grand classique : « Autant en emporte le Vlaams »….

 

Bertrand FAVREAU

 

 

 



* Rapport de synthèse du colloque « Les partis liberticides et la Convention européenne des droits de l’Homme, Cour de Cassation, Bruxelles, 8 octobre 2004).

[1] Voir notamment DUMONT H., MANDOUX P., STROWEL A., TULKENS F. (dir.). Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Groupements liberticides et droit. Bruxelles, Bruylant, 2000, 508 p. ; DUMONT H. (en collaboration avec Fr. TULKENS). Les partis antidémocratiques et le droit public belge. In : A. BACKS, S. GUTWIRTH, K. LEUS, S.BAETEN (dir.). De Gordiaanse knoop van de antidemocratische partijen. De wet als tweesnijdend zwaard ? - Le noeud gordien des partis antidémocratiques. La loi, une épée à double tranchant ?. Gent, Mys & Breesch, 2001, pp. 118-126. ; TULKENS F., VAN DROOGHENBROECK S. La Constitution belge et l'incitation à la haine. In : Rapports belges au Congrès de l'Académie Internationale de droit comparé à Brisbane. Bruxelles, Bruylant, 2002, pp. 789-827.

[2] arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 21-22, § 57.

[3] voir, arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49, et Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 26, § 37.

[4] arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie précité, p. 21-22, § 45. Voir aussi l’arrêt Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995 (exceptions préliminaires), série A n° 310, p. 27, § 75.

[5] arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie précité, p. 21-22, §§ 42 et 43.

[6] Ibid., §§ 24 et 87.

[7] Ibid., § 57

[8] Yazar, Karatas, Aksoy et Parti du Travail du Peuple (HEP) c. Turquie du 9 avril 2002 n° 00022723/93 ; 00022724/93 ; 00022725/93 § 58.

[9] Ibid., § 59 ; voir,aussi, l’arrêt Castells c. Espagne du 23 avril 1992, § 46

[10] arrêts Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie précité, § 46 ; Parti socialiste c. Turquie du 25 mai 1998, Recueil 1998-III, § 50 ; arrêt Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie, [GC], du 8 décembre 1999, § 45, CEDH 1999-VII.

[11] Dicle pour le parti de la Démocratie (DEP) c. Turquie n° 00025141/94 10/12/2002 § 62.

[12] 6 avril 1903

[13] CommDH, D 250/57, Parti communiste (KPD) c. RFA, Ann. 1, p. 222.

[14] Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie ([GC], nos 41340/98, 42342/98, 41343/98 et 41344/98, §§ 123, 108,CEDH 2003 § 96.

[15] Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, arrêt de chambre du 31 juillet 2001 § 81.

[16] arrêt Parti socialiste et autres c. Turquie précité, pp. 1256-1257, §§ 46 et 47.

[17] ' Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 25, § 35.

[18] Müslüm Gündüz c. Turquie, arrêt du n° 00035071/97 4 décembre 2003 § 41. 

[19] Dicle pour le Parti de la Démocratie) (DEP) c. Turquie, 00025141/94 arrêt du 10 décembre 2002 § 62. En ce qui concerne le discours de haine et l'apologie de la violence, voir Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999‑IV.

[20] voir les arrêts précités Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, p. 27, § 57, et Parti socialiste et autres, précité, pp. 1257-1258, § 45).

[21] Ibid., § 58, et § 48.

[22] Tout cela est dans l’arrêt de Grande Chambre Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie ([GC], nos 41340/98, 42342/98, 41343/98 et 41344/98, §§ 123, 108,CEDH 2003 §§ 104 et 105.

[23] Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie ([GC] précité, § 110.

[24] Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie précité, § 58 ; Parti socialiste de Turquie (STP) et autres c. Turquie, arrêt du 12 novembre 2003 §  50.

[25] Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie du 31 juillet 2001 précité, (arrêt de chambre, § 81).

[26] Point 2.3.4.



* Ancien bâtonnier du barreau de Bordeaux, Président de l’Institut des droits de l’Homme des Avocats européens, Cabinet  Favreau & Civilise, Bordeaux,