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Voir aussi : CEDH - LIBERTE D'EXPRESSION – France

 

LIBERTE D'EXPRESSION

L’article 10 de la Convention

 

Jurisprudence F& C *                                  (* affaire traitée par notre cabinet)

 

COUR EUROPEENE DES DROITS DE L’HOMME

 

AVOCATS – DIFFAMATION ENVERS UN PROCUREUR

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ROLAND DUMAS c. France

(Requête no 34875/07)

 

 

La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeait en une chambre composée de :

              Peer Lorenzen, président,

              Renate Jaeger,

              Karel Jungwiert,

              Mark Villiger,

              Isabelle Berro-Lefèvre,

              Zdravka Kalaydjieva, juges,

              Jean Yves Monfort, juge ad hoc,

et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

 

Devant la CEDH, notre confrère était assisté de Bertrand FAVREAU.

 

A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 34875/07) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Roland Dumas (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 août 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

Le requérant est représenté par Me B. Favreau, avocat à Bordeaux. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

 

La Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la France, le 15 juillet 2010, pour violation de l’article 10 de la Convention EDH relatif à la liberté d’expression (Roland Dumas / France, requête n°34875/07). Dans cette affaire, Roland Dumas, homme politique français, avait publié, deux ans après avoir été mis en examen pour complicité et recel d’abus de biens sociaux dans l’affaire dite « l’affaire Elf » qui avait mis à jour un réseau de corruption, un livre relatant des propos outrageants qu’il avait tenus lors de l’audience à l’égard du procureur. A la suite d’une plainte du Ministre de la Justice, il fut condamné pour diffamation. Il a alors introduit une requête devant la Cour EDH invoquant la violation de l’article 10 de la Convention EDH. La Cour a constaté que la juridiction française n’avait pas pris en compte l’absence de poursuites contre le requérant au moment des faits, pour mettre en balance les intérêts respectifs des parties. De plus, la Cour considère qu’il n’y a pas eu d’approche raisonnable des faits par la juridiction française. Elle conclut qu’il n’a pas été prouvé que l’ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé à la liberté d’expression était nécessaire dans une société démocratique et juge qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention EDH.

RESUME DE L’ARRET Roland Dumas / France, requête n°34875/07 :

En fait – Le requérant est avocat et homme politique, ancien ministre et ancien président du Conseil constitutionnel. De 1997 à 2003, il fut mis en cause en marge d’une affaire qui mit au jour un réseau de corruption impliquant des personnalités politiques et des grands patrons. En 2003, il fut relaxé des chefs de complicité et recel d’abus de biens sociaux. Peu après, il publia un livre relatant cet épisode judiciaire, notamment un incident d’audience survenu en janvier 2001, au cours duquel il avait dit que pendant la guerre le procureur aurait pu siéger dans les sections spéciales (tribunaux d’exception mis en place sous l’occupation allemande). En 2006, dans le cadre d’une action en diffamation suscitée par la parution de l’ouvrage, la cour d’appel, infirmant le jugement de première instance, condamna l’intéressé et son éditeur au paiement d’amendes et de dommages et intérêts pour diffamation envers un magistrat. En 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant.

En droit – Article 10 : la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence dans son droit à la liberté d’expression ; elle était prévue par la loi et avait pour but légitime de protéger la réputation et les droits d’autrui, en l’occurrence du procureur. Etant donné que les passages litigieux du livre concernent une affaire d’Etat très médiatisée, que le requérant s’exprime en tant qu’ancien personnage politique et que l’ouvrage relève de l’expression politique, l’article 10 exigeait un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression. De ce fait, les autorités avaient une marge d’appréciation particulièrement restreinte pour juger de la nécessité de la mesure en cause. Le choix d’examiner ensemble les passages litigieux a conduit la cour d’appel à ne retenir, comme éléments constitutifs de la diffamation, que la mise à mal du principe de loyauté judiciaire et l’accusation selon laquelle le procureur se comportait comme un magistrat des sections spéciales. La juridiction d’appel a occulté une partie de l’incrimination et s’est donc fondée sur un seul propos, qu’elle n’a pas situé dans son contexte et, pour refuser au requérant le bénéfice de la bonne foi, a renvoyé à des imputations pour lesquelles il n’était pas poursuivi. Il est à craindre qu’une telle méthode d’analyse ne permette pas d’identifier avec certitude les motifs du reproche ayant conduit à la sanction pénale, ou tout au moins de comprendre en quoi ceux-ci faisaient conclure à une diffamation. Par ailleurs, les propos tenus dans le livre et jugés diffamatoires sont les mêmes que ceux prononcés par le requérant lors de l’incident d’audience de janvier 2001. Or, à l’époque, aucune poursuite n’avait été engagée contre l’intéressé, ce dont la cour d’appel aurait dû tenir compte. En effet, le requérant n’a fait qu’user dans son livre de sa liberté de relater, en tant qu’ancien prévenu, son propre procès. Et même s’il ne jouit pas, comme un avocat de la défense, d’une grande latitude, au nom de l’égalité des armes, pour formuler des critiques à l’égard d’un procureur, ce n’est pas une raison suffisante pour ne pas condamner le contrôle exercé a posteriori de propos formulés par lui dans le prétoire. Ne pas retenir le propos incriminé comme une critique de l’état d’esprit prêté au procureur mais comme un fait précis de nature à faire l’objet d’un débat contradictoire, demander de prouver la vérité de cette imputation alors que le requérant a expliqué dans le livre son emportement et le procédé intellectuel qui l’avait poussé à l’outrance, ne paraît pas constituer une approche raisonnable des faits. Eu égard à ces éléments et à la confusion entretenue par les juridictions nationales entre l’incident d’audience de janvier 2001 et sa narration dans un livre publié postérieurement, les motifs avancés à l’appui de la condamnation ne convainquent pas la Cour que l’atteinte à la liberté d’expression du requérant était nécessaire dans une société démocratique.

Conclusion : violation (cinq voix contre deux).

Article 41 : 8 000 EUR pour dommage matériel ; constat de violation suffisant en lui-même pour le préjudice moral.

 

L’analyse de Nicolas Hervieu sur : Combat pour les droits de l’Homme :

« Affaire Elf/ diffamation du procureur: liberté pour un ancien prévenu de relater son procès (CEDH, 15 juillet 2010, Roland Dumas c. France) » :

Lors de son procès en appel pour recel d'abus de biens sociaux (« l'affaire ELF »), Roland Dumas, ancien ministre français des affaires étrangères et ancien président du Conseil constitutionnel, avait protesté contre certaines questions du procureur de la République et tint à cette occasion des propos virulents (notamment, tel que rapportés dans le journal Le Monde, : « Le jour où je vais m'occuper de certains magistrats, croyez moi ... » ; « je me demande bien ce qu'il [le procureur] aurait fait pendant la guerre, celui-là. Puis se répondant à lui-même, suggère qu'il eût été "dans les sections spéciales" »). Cependant, l'intéressé s'excusa à la reprise de l'audience et aucune poursuite ne fut initiée, tant civiles et pénales que - en sa qualité d'avocat - disciplinaires. Deux ans plus tard, et après avoir été relaxé de toutes les poursuites dirigées contre lui dans l' « affaire ELF », Roland Dumas publia un livre relatant notamment cet épisode et où il expliqua plus longuement ce qui l'avait amené à prononcer les propos litigieux. Or, à la demande du procureur précité, l'auteur fut alors poursuivi pour diffamation envers un magistrat et condamné en appel à une amende de 3 000 euros et au paiement de dommages-intérêts (v. la décision de la Cour de cassation du 6 février 2007, N° 06-80804 ).

La Cour européenne des droits de l'homme a  fait   droit à la requête dirigée contre la France en jugeant que la condamnation pour diffamation constitue une ingérence au sein de l'article 10 (liberté d'expression), certes prévue par la loi et poursuivant des buts légitimes (§ 41), mais non nécessaire dans « une société démocratique » (§ 51). Pour parvenir à cette conclusion, les juges européens soulignent tout d'abord que le profil de l'affaire d'espèce exigeait « un niveau élevé de protection du droit à la liberté d'expression » car il s'agissait d'« une affaire d'État qui suscita un déferlement médiatique » et les propos litigieux « donnaient des informations intéressant l'opinion publique sur le fonctionnement du pouvoir judiciaire » (Sur les critiques d'un magistrat par un avocat, v. Cour EDH, 1e Sect. 11 février 2010, Alfantakis

 c. Grèce , Req. n° 49330/07 - Actualités droits-libertés du 11 février 2010 et CPDH 15 février 2010). De façon peut être plus contestable car de manière extensive, la Cour estime aussi que ces propos relevaient « aussi de l'expression politique » puisque le requérant s'exprimait également « en tant qu'ancien personnage politique de la République française » (§ 43 - sur l'expression politique, v. par exemple Cour EDH, 5eSect. 22 avril 2010, Haguenauer c. France , Req. n° 34050/05 - Actualités droits-libertés du 26 avril 2010 et CPDH du 28 ; Cour EDH, 3e Sect. 20 avril 2010, Cârlan c. Roumanie , Req. n° 34828/02 - Actualités droits-libertés du 20 avril 2010 et CPDH du 22).

Un tel contexte accroît, aux yeux de la juridiction strasbourgeoise, l'intensité de plusieurs éléments qui battent en brèche la justification de la condamnation au regard du droit à la liberté d'expression. En effet, et premièrement, la Cour critique assez vertement la méthode du juge d'appel qui …

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Autres décisions concernant la France

 

L’article 10 de la Convention

 

15 janvier 2009 : Sanctionner un éditeur pour avoir aidé à la diffusion du témoignage d’un tiers sur des événements s’inscrivant dans l’histoire d’un pays entraverait gravement la contribution aux discussions de problèmes d’intérêt général

ORBAN ET AUTRES c. France

Violation de l'article 10.

 

L’affaire concerne  la condamnation des Editions Plon pour, notamment, apologie de crimes de guerre à la suite de la publication du  livre intitulé Services Spéciaux Algérie 1955-1957, dans lequel le général Aussaresses, auteur de l’ouvrage et ancien membre des services spéciaux, évoque la torture et les exécutions sommaires pratiquées durant la guerre d’Algérie. 

Article 10

La Cour estime que la condamnation des requérants s’analyse en une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression, ingérence qui était prévue par la loi française et avait pour buts légitimes la défense de l’ordre et la prévention du crime. Elle souligne avant tout qu’elle n’a pas à se prononcer sur les éléments constitutifs du délit d’apologie de crimes de guerre, son rôle se limitant à vérifier si la condamnation des requérants à raison de la publication du livre litigieux peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

Sur le point de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour observe tout d’abord que les autorités ne jouissaient que d’une marge d’appréciation restreinte, circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de communiquer des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, et garantir le droit du public à en recevoir. Ces principes sont applicables en matière de publication de livres, dès lors qu’ils portent sur des questions d’intérêt général.

La Cour estime que la conclusion de la cour d’appel selon laquelle l’objectif de l’auteur aurait été de persuader le lecteur de la légitimité, de l’inévitabilité de la torture et des exécutions sommaires pratiquées durant la guerre d’Algérie, n’est pas décisive pour l’appréciation des faits litigieux au regard de l’article 10. Elle voit avant tout dans l’ouvrage litigieux le témoignage d’un ancien officier des services spéciaux missionné en Algérie, « acteur central du conflit », directement impliqué dans des pratiques telles que la torture et les exécutions sommaires dans l’exercice de ses fonctions. La publication d’un témoignage de ce type s’inscrivait indubitablement dans un débat d’intérêt général d’une singulière importance pour la mémoire collective : fort du poids que lui confère le grade de son auteur, devenu général, il conforte l’une des thèses en présence et défendue par ce dernier, à savoir que non seulement de telles pratiques avaient cours, mais qui plus est avec l’aval des autorités françaises. Selon la Cour, le fait que l’auteur ne prenne pas de distance critique par rapport à ces pratiques atroces et que, au lieu d’exprimer des regrets, il indique avoir agi dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée, est un élément à part entière de ce témoignage. Par conséquent, le reproche fait par la cour d’appel aux requérants, en leur qualité d’éditeur, de ne pas avoir pris de distance par rapport au récit du général, ne saurait être justifié.

En outre, la Cour ne perçoit pas en quoi le fait de qualifier la mission du général Aussaresses en Algérie de « la plus douloureuse » équivaut à une glorification de l’auteur ou des faits dont il témoigne. Quant au recours à l’expression « légende vivante » pour qualifier le général, elle n’y discerne pas davantage une volonté de glorification de celui-ci. Outre le fait qu’une telle expression peut recevoir plusieurs acceptions, y compris négatives, elle renvoie manifestement à la réputation que le général  avait « dans les cercles très fermés des services spéciaux » au moment où il avait été envoyé en Algérie.

Par ailleurs, la Cour observe que bien que les propos litigieux n’aient pas perdu leur capacité à raviver des souffrances, il n’est pas approprié de les juger avec le degré de sévérité qui pouvait se justifier dix ou vingt ans auparavant ; il faut au contraire les aborder avec le recul du temps. Elle rappelle à cet égard que la liberté d’expression au sens de l’article 10 vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Par conséquent, sanctionner un éditeur pour avoir aidé à la diffusion du témoignage d’un tiers sur des événements s’inscrivant dans l’histoire d’un pays entraverait gravement la contribution aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses.

La Cour rappelle également que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. Or Olivier Orban et Xavier de Bartillat ont chacun été condamnés à payer une amende de 15 000 EUR, somme pour le moins élevée et qui est deux fois supérieure à celle infligée à l’auteur des propos incriminés.

Dès lors, la Cour estime que les motifs retenus par les juridictions françaises ne suffisent pas pour la convaincre que la condamnation des requérants était « nécessaire dans une société démocratique ». Elle conclut en conséquence à la violation de l’article 10.

 

Orban et autres c. France (requête no 20985/05 15/01/2009  Violation de l'art. 10 ; Préjudice moral - constat de violation suffisant

Droit en Cause Articles 24 et 23 de la loi du 29 juillet 1881 Jurisprudence : Beer et Regan c. Allemagne [GC], CEDH 1999-I, n° 28934/95, § 54 ; Desjardin c. France, no 22567/03, § 57, 22 novembre 2007 ; Editions Plon c. France, no 58148/00, § 42, 43, CEDH 2004-IV ; Hocaogullari c. Turquie, no 77109/01, § 41, 7 mars 2006 ; Ivanov c. Russie du 20 février 2007, no 35222/04 ; Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298 ; Lawless c. Irlande, 1er juillet 1961, § 7, série A no 3 ; Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, §§ 47, 51, 53 et 55 ; Lindon et autres c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007 ; Norwood c. Royaume-Uni, no 23131/03, 16 novembre 2004 ; Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 49, CEDH 1999-VI ; Paturel c. France, no 54968/00, § 55, 22 décembre 2005 ; Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 63, CEDH 1999-IV ; Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 64, CEDH 2001-III ; Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], CEDH 1999-I, no 26083/94, § 44

 

 

20 novembre 2008 : La nécessité de protéger la fonction et l’autorité morale d'un professeur ne saurait l’emporter sur l’intérêt à communiquer et celui du public lyonnais à recevoir des informations au sujet  de ses méthodes d’enseignement.

BRUNET-LECOMTE ET SARL LYON MAG’ C. FRANCE

Violation de l’article 10

 

En décembre 2001, un article, intitulé « L. l’énergumène de Lyon III », fut publié dans le magazine Lyon Mag. Il faisait état des méthodes d’enseignement de L., professeur de l’université de Lyon III, et de ses agissements pendant les cours. En janvier 2002, le magazine publia un droit de réponse dont L. avait demandé la publication. Le texte fourni par L. fut présenté et commenté par le magazine en employant à deux reprises le terme « énergumène ». Poursuivis pour injure publique envers un fonctionnaire, les requérants furent condamnés à une amende de 2 000 EUR, au paiement de 3 000 EUR à titre de dommages et intérêts et à la publication de l’intégralité du dispositif de l’arrêt par le magazine Lyon Mag. Les juridictions internes estimèrent que, dans le contexte de l’exercice d’un droit de réponse, l’emploi du terme « énergumène » afin de désigner l’enseignant avait constitué une marque de mépris portant atteinte à sa réputation.

Les intéressés soutenaient que leur condamnation pour diffamation avait emporté violation de l’article 10 (liberté d’expression).

La Cour relève d’abord que, si le terme « énergumène » possède incontestablement un caractère ironique, son emploi, même répété, ne saurait à lui seul et dans les circonstances de l’espèce, être considéré comme injurieux. Elle considère que le propos litigieux n’a pas dépassé la dose d’exagération ou de provocation généralement admise de la part de la presse, qu’il est exempt de gravité et qu’il s’agit d’un sujet suscitant de nos jours l’intérêt du public. Quant à la nécessité de protéger la fonction et l’autorité morale de L., la Cour estime qu’elle ne saurait l’emporter sur l’intérêt des requérants à communiquer et celui du public lyonnais à recevoir des informations au sujet du professeur et de ses méthodes d’enseignement. Enfin, prenant en compte la nature et la lourdeur des peines infligées, la Cour estime que ces condamnations s’analysent en une ingérence disproportionnée dans le droit des requérants à la liberté d’expression. Par conséquent, elle conclut, à l’unanimité, à la violation de l’article 10 et alloue aux requérants conjointement 2 000 EUR pour préjudice matériel, ainsi que 11 034 EUR pour frais et dépens.

 

Brunet-Lecomte et Sarl Lyon Mag’ c. France Jurisprudence : : Cumpana et Mazare c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI ; Desjardin c. France, n° 22567/03, § 60, 22 novembre 2007 ; Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 33, CEDH 1999-I ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 45 et 46, CEDH 2007 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, n° 37698/97, CEDH 2000-X ; Mamère c. France, no 12697/03, § 19 et § 27, CEDH 2006 ; Tourancheau et July c. France, no 53886/00, §§ 64 à 68, 24 novembre 2005

 

 

 

18 septembre 2008 : Le directeur d'une Grande Mosquée est un personnage public en raison de la dimension institutionnelle et de l’importance des fonctions qu’il occupe et s’expose à des critiques relatives à l’exercice de ses fonctions.

Même si, compte tenu de la présomption d’innocence, une personne mise en examen ne saurait être réputée coupable, il y a lieu de tenir compte du fait que la base factuelle est ou non  inexistante  .

CHALABI c. FRANCE

violation de l’article 10

 

L’affaire concerne la condamnation pour diffamation infligée à l’intéressé à la suite de la publication d’un article visant le directeur de la Grande Mosquée de Lyon.

Cet article, intitulé « Retraite forcée pour le grand mufti », fut publié en novembre 2001 dans le magazine local Lyon Mag. Il comprenait notamment un entretien accordé par le requérant, ancien membre du conseil d’administration de la Grande Mosquée de Lyon, dans lequel celui-ci s’expliquait sur les circonstances du départ de M. Chirane, imam de la Grande Mosquée de Lyon depuis 1994.

Le requérant y critiquait le comportement de M. Kabtane, directeur de la Grande Mosquée de Lyon, et mettait notamment en cause la façon dont il gérait administrativement et financièrement ce lieu de culte, ainsi que sa pratique et sa connaissance religieuse.

M. Kabtane fit citer devant les juridictions internes le requérant, le directeur de publication du journal, ainsi que la société Lyon Mag’ pour diffamation publique envers un particulier. En mai 2003, la cour d’appel de Lyon constata l’extinction de l’action publique par amnistie et, sur l’action civile, considéra que l’un des passages de l’entretien était constitutif du délit de diffamation publique envers un particulier. M. Chalabi s’y exprimait dans les termes suivants :

« Comment Kabtane a réussi à s’imposer à la tête de cette mosquée ?

Parce que ça arrange tout le monde, et notamment les élus, qui savent bien que la gestion de Kabtane n’est pas claire. Mais avec lui, il n’y a pas de vague, la religion il s’en fout. D’ailleurs il n’y connaît rien. En revanche, la mosquée est calme. Et dans le contexte actuel, ça rassure tout le monde. »

La cour d’appel déclara le requérant et le directeur de publication responsables du préjudice subi par M. Kabtane, et les condamna solidairement à payer à ce dernier la somme de 1 500 EUR à titre de dommages et intérêts outre celle de 1 000 EUR à titre de frais, la société Lyon Mag’ étant quant à elle civilement responsable des condamnations pécuniaires prononcées. Le requérant se pourvut vainement en cassation.

Article 10

La Cour constate que la question centrale soulevée dans l’article avait trait à la gestion et au financement de la Mosquée et qu’il existait à l’époque une polémique, nourrie et ravivée par le départ de l’imam, qui fut largement relayée par la presse écrite régionale et nationale. Elle considère que le financement et la gestion d’un lieu de culte, quel qu’il soit, constituent des questions d’intérêt général pour les membres de la communauté religieuse concernée, ainsi que, plus largement, la communauté dans son ensemble.

La Cour souligne que M. Kabtane est un personnage public en raison de la dimension institutionnelle et de l’importance des fonctions qu’il occupe. En tant que directeur et gérant statutaire de la Grande Mosquée de Lyon, il représentait la communauté musulmane dans la région lyonnaise, et s’exposait ainsi à des critiques relatives à l’exercice de ses fonctions.

Par ailleurs, compte tenu de la tonalité générale de l’entretien et du contexte dans lequel les propos litigieux ont été émis, la Cour considère que ceux-ci constituent davantage des jugements de valeur que de pures déclarations de fait.

Contrairement à la cour d’appel de Lyon, la Cour estime que les nombreux documents produits témoignent de ce qu’à l’époque de l’article incriminé, les propos litigieux n’étaient pas dépourvus de toute base factuelle. De plus, M. Kabtane était mis en examen pour abus de confiance et escroquerie, et la procédure judiciaire était toujours en cours à l’époque des faits. Même si, compte tenu de la présomption d’innocence, une personne mise en examen ne saurait être réputée coupable, la base factuelle n’était pas inexistante en l’espèce.

Quant aux propos eux-mêmes, la Cour n’y voit pas de termes « manifestement outrageants » susceptibles de pouvoir justifier une restriction à la liberté d’expression de leur auteur et estime qu’on ne saurait tenir pour excessif le langage utilisé par le requérant.

En conclusion, la Cour considère que la condamnation de M. Chalabi s’analyse en une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression et ne saurait passer comme étant « nécessaire dans une société démocratique », en violation de l’article 10. (Arrêt en français.)

 

Chalabi c. France 18 septembre 2008 Jurisprudence : Brasilier c. France, no 71343/01, § 38, 11 avril 2006 ; Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, § 31 ; Desjardin c. France, no 22567/03, § 36, 22 novembre 2007 ; Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne du 19 février 1998, § 33 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 42, 43, 64, 145, 22 octobre 2007 ; Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I ; Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006 ; Paturel c. France, no 54968/00, §§ 28-30, 22 décembre 2005 ; Tejedor García c. Espagne du 16 décembre 1997, § 31

 

14 février 2008 La Cour rappelle le rôle essentiel de « chien de garde » que joue la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles concernant le fonctionnement de la justice

JULY ET SARL LIBERATION c. France

14 février 2008

Violation de l’article 10

 

L’affaire concerne les griefs des requérants relatifs à leur condamnation pour diffamation en raison de la publication dans Libération d’un article faisant état des propos tenus lors d’une conférence de presse portant sur l’affaire du juge Bernard Borrel. Ce magistrat français avait été retrouvé mort dans des circonstances suspectes en octobre 1995, alors qu’il était en poste à Djibouti. Les médias se firent largement l’écho de l’instruction pénale menée dans le cadre de l’affaire, laquelle fut dépaysée à Paris.

La conférence avait pour but de rendre publique une demande, formulée par Elisabeth Borrel - la veuve du défunt - et adressée au garde des Sceaux, de voir diligenter une enquête de l’inspection générale des services judiciaires à l’encontre des magistrats chargés de l’instruction pénale, les juges Roger Le Loire et Marie-Paule Moracchini. Au cours de la conférence, Mme Borrel, ses avocats et certains magistrats, dont Dominique Matagrin, président de l’Association professionnelle des magistrats, et Anne Crenier, présidente du Syndicat de la magistrature, formulèrent un certain nombre d’interrogations et de critiques sur le déroulement de l’instruction.

Les juges d’instruction précités diligentèrent une procédure en diffamation contre les requérants le jour de la publication de l’article, qui était intitulé « Mort d’un juge : la veuve attaque juges et policiers » et signé par la journaliste Brigitte Vidal-Durand. Quatre passages étaient considérés comme étant diffamatoires :

« 1. Partialité. Elle (Mme Borrel) dénonce la partialité dont auraient fait preuve les juges.

2. L’instruction du dossier est menée de manière « rocambolesque » a accusé Dominique Matagrin

3. Tandis qu’Anne Crénier dénonçait « la multiplication d’anomalies »

4. Car ils [les juges d’instruction] ont été lents. »

Par un jugement du 13 mars 2001, le tribunal correctionnel relaxa les deux requérants. Seul le passage évoquant la « partialité dont auraient fait preuve les juges » fut jugé diffamatoire. Le tribunal fit toutefois bénéficier les intéressés de l’excuse de bonne foi, estimant que le journal, en rendant compte de la mise en cause de l’instruction, n’avait fait qu’exercer sa mission d’information du public.

Sur l’appel des requérants, la cour d’appel de Versailles infirma partiellement le jugement de relaxe en retenant comme diffamatoire, outre l’allégation de partialité des juges, l’imputation selon laquelle « l’instruction du dossier Borrel a été menée de manière rocambolesque ». Elle estima que ces passages portaient atteinte à l’honneur et à la considération des deux juges d’instruction. Les juges d’appel ne firent cependant pas bénéficier les intéressés de l’excuse de bonne foi, estimant que la journaliste n’avait pas voulu « traiter le sujet dans le cadre d’une interview » et faisant observer qu’elle avait choisi une « voie médiane » par souci de facilité et qu’elle aurait dû « préciser qu’elle se réservait d’offrir une tribune aux mis en cause ».

En conséquence, le premier requérant fut déclaré coupable pour diffamation publique envers des fonctionnaires et la seconde requérante civilement responsable. Serge July fut condamné à payer 10 000 francs français (FRF) d’amende délictuelle (1500 EUR environ), la même somme pour dommages-intérêts à chacune des parties civiles, et à insérer dans Libération et dans un autre quotidien national un encart contenant les principales dispositions de l’arrêt, sans que le coût de cette insertion puisse excéder la somme de 15 000 FRF (2 286 EUR environ). La cour d’appel condamna en outre conjointement et solidairement les requérants à verser aux parties civiles 20 000 FRF (3 000 EUR environ) au titre des frais non payés par l’Etat.

Les requérants se pourvurent en cassation sur le fondement, notamment, de l’article 10 de la Convention. Par un arrêt du 14 janvier 2003, la cour de cassation, estimant notamment que les requérants avaient manqué de manière flagrante à leurs devoirs de prudence et d’objectivité, rejeta le pourvoi.

Invoquant notamment l’article 10, les requérants se plaignaient de leur condamnation pour diffamation.

Décision de la Cour

Article 10

La Cour estime que la condamnation des requérants s’analyse en une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression, ingérence qui était prévue par la loi française et avait pour buts légitimes la protection de la réputation des juges d’instruction en cause et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

Sur le point de savoir si une telle ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour rappelle tout d’abord le rôle essentiel de « chien de garde » que joue la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles concernant le fonctionnement de la justice.

Dans la présente affaire, la Cour n’est pas convaincue par les motifs retenus par la cour d’appel de Versailles. Elle observe que l’article litigieux constituait un compte rendu d’une conférence de presse tenue dans une affaire déjà connue du public, et souligne qu’il n’appartient pas aux juridictions nationales de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter pour faire passer l’information.

La Cour constate également que l’article emploie le conditionnel à bon escient, et use à plusieurs reprises des guillemets à fin d’éviter toute confusion dans l’esprit du public entre les auteurs des propos tenus et l’analyse du journal. Les noms des intervenants ont également été cités à chaque fois à l’intention des lecteurs, de sorte qu’il ne saurait être soutenu, comme le fait la cour d’appel, que certains passages pouvaient être imputables à la journaliste, et donc aux requérants.

S’agissant du motif invoqué par la cour d’appel relatif à l’utilisation du qualificatif « rocambolesque », la Cour observe que cet adjectif, certes peu élogieux, était prêté par l’article à l’un des participants à la conférence de presse, et n’a pas été assumé personnellement par la journaliste. En outre, l’article ne révèle pas d’animosité personnelle à l’égard des magistrats en cause, comme l’ont reconnu les juridictions du fond.

Rappelant que les limites de la critique admissible sont plus larges pour des fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles, la Cour dit également que les motifs retenus par la Cour de cassation pour rejeter le pourvoi des requérants ne sont ni pertinents, ni suffisants, dans la mesure où les personnes en cause, toutes deux fonctionnaires appartenant aux « institutions fondamentales de l’Etat », pouvaient faire, en tant que tels, l’objet de critiques personnelles dans des limites « admissibles », et non pas uniquement de façon théorique et générale.

En tout état de cause, la Cour estime que les requérants, en publiant l’article, n’ont même pas eu recours à une dose d’exagération ou de provocation pourtant permise dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique. Elle ne voit pas dans les termes litigieux une expression « manifestement outrageante » envers les deux juges en cause et estime que les motifs retenus pour conclure à l’absence de bonne foi se concilient mal avec les principes relatifs au droit à la liberté d’expression et au rôle de « chien de garde » assumé par la presse.

La Cour conclut que la condamnation des requérants ne saurait passer pour proportionnée aux buts poursuivis et n’était pas « nécessaire dans une société démocratique », en violation de l’article 10.

La Cour conclut, à l’unanimité :

- à la violation de l’article 10 de la Convention

En application de l’article 41 de la Convention, la Cour alloue aux requérants, conjointement, 7 500 euros (EUR) pour préjudice matériel et 13 572,80 EUR pour frais et dépens. Elle dit également que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral subi par M. July (L’arrêt n’existe qu’en français.)

 

JULY ET SARL LIBERATION c. FRANCE  n° 20893/03 du 14 février 2008 Jurisprudence : : Abeberry c. France, (déc.) no 58729/00, 21 septembre 2004 ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999-III ; Brasilier c. France, no 71343/01, § 28, 11 avril 2006 ; Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, § 35 Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, série A no 200, p. 19, § 36 ; Chauvy c. France (déc.),n° 64915/01, 23 septembre 2003 ; Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 45-49, CEDH 2004-VI ; Civet c. France [GC], n° 29340/95, § 43, CEDH 1999-VI ; De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, § 37 ; Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 98, 15 juillet 2003 ; Grigoriades c. Grèce, arrêt du 25 novembre 1997, § 37 ; Janowski c. Pologne [GC], arrêt du 21 janvier 1999, no 25716/94, CEDH 1999-I, § 33 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 66, 22 octobre 2007 ; Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I ; Mamère c. France, no 12697/03, §§ 18, 26 et 27, CEDH 2006 ; Marks & Ordinateur Express c. France (déc.), no 47575/99, 15 juin 2000 ; Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A no 313, § 34 ; Radio France et autres c. France, n° 53984/00, CEDH 2004-II du 30 mars 2004 ; Stoll c. Suisse [GC], n° 69698/01, § 146, 10 décembre 2007 ; Tourancheau et July c. France, no 53886/00, 24 novembre 2005

 

 

 

 

AUTRES DECISIONS :

 

Dès lors que les perturbateurs n’ont recouru ni aux injures ni à la violence   , l’on pouvait contrer leur manifestation en adoptant des mesures moins vigoureuses  au lieu de les arrêter et de les placer en détention.

AÇIK ET AUTRES c. TURQUIE

13.1.2009

violation de l’article 3

violation de l’article 10

 

Les requérants alléguaient en particulier que la manière dont ils avaient été arrêtés le 3 octobre 2002 s’analysait en un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3, et que leur arrestation et leur détention avaient porté atteinte à leur liberté d’expression au regard de l’article 10.

Décision de la Cour

Article 3

La Cour relève qu’il n’est pas en litige entre les parties que les blessures des requérants ont résulté du recours à la force par les agents de sécurité et la police. Or, rien ne donne à penser que les étudiants menaçaient gravement l’ordre public : ils n’ont fait l’objet d’aucune procédure pénale et n’ont opposé aucune résistance violente aux forces de sécurité qui les ont fait sortir de la salle de conférence. De plus, l’incident ayant eu lieu lors d’une cérémonie d’ouverture de l’année universitaire, la Cour constate que les intéressés n’ont pas été blessés au cours d’une opération inattendue à laquelle les forces de sécurité auraient été appelées à réagir sans y avoir été préparées. Eu égard aux conclusions des rapports médicaux et à l’absence d’informations convaincantes de la part du Gouvernement pour justifier le degré de force employé contre les requérants, la Cour constate la violation de l’article 3 à raison du traitement dégradant qui a été infligé  et dont l’Etat porte la responsabilité.

Article 10

La Cour observe que les requérants ont scandé des slogans et brandi des banderoles, perturbant ainsi le déroulement de la cérémonie d’ouverture et, en particulier, le discours du président de l’université d’Istanbul. Nul doute, dès lors, que leur manifestation a porté atteinte à la liberté d’expression du président et eu pour effet de déranger et d’exaspérer certains membres de l’audience, lesquels étaient en droit de recevoir les informations qui leur étaient transmises. La Cour observe néanmoins que les requérants n’ont recouru ni aux injures ni à la violence et qu’il était peu probable qu’ils troublent gravement l’ordre public. La Cour conclut que l’on pouvait contrer leur manifestation en adoptant des mesures moins vigoureuses, par exemple en leur refusant tout nouvel accès à la salle de conférence, au lieu de les arrêter et de les placer en détention. Dans ces conditions, la Cour juge que la réaction des autorités a été disproportionnée aux buts que sont la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui, et qu’elle n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » ; dès lors, la Cour constate la violation de l’article 10 de la Convention.

 

Açik et autres c. Turquie (requête no 31451/03).

 

L'interdiction absolue de toute critique entre médecins est susceptible de dissuader les médecins de donner à leurs patients un avis objectif sur leur état de santé et sur tout traitement administré, ce qui va à l’encontre de la mission même de la profession médicale, qui est de protéger la santé et la vie des patients.

FRANKOWICZ c. POLOGNE

Violation de l’article 10

Non-violation de l’article 6 § 1

 

Invoquant les articles 6 § 1 et 10, Ryszard Frankowicz, est gynécologue et présidait l’association pour la protection des droits des patients en Pologne;  dénonçait les procédures disciplinaires dirigées contre lui en raison d’un rapport qu’il avait rédigé au sujet du traitement d’un patient, dans lequel il critiquait un autre médecin. A l’issue de ces procédures, le tribunal médical l’avait sanctionné et lui avait adressé une réprimande.

La Cour reconnaît que, la relation entre un médecin et son patient reposant sur la confiance et la confidentialité, il pourrait s’avérer nécessaire de préserver la solidarité entre les membres du corps médical. Toutefois, elle reconnaît aussi à chaque patient le droit de consulter un autre médecin pour un second avis sur le traitement qui lui est administré et pour que les actes du premier médecin soient évalués avec honnêteté et objectivité. Dans le cas du requérant, les autorités ont conclu, sans avoir cherché à vérifier le bien-fondé des constatations du premier avis médical, que le requérant avait dénigré un confrère. C’est au motif que toute critique entre médecins est rigoureusement interdite en Pologne que cette décision a été prise. La Cour estime que cette interdiction absolue est susceptible de dissuader les médecins de donner à leurs patients un avis objectif sur leur état de santé et sur tout traitement administré, ce qui va à l’encontre de la mission même de la profession médicale, qui est de protéger la santé et la vie des patients. Elle en conclut que l’atteinte à la liberté d’expression du requérant n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi, à savoir la protection de la réputation d’autrui, et dit qu’il y a  eu violation de l’article 10. Elle juge cependant que les doutes exprimés par le requérant quant à l’indépendance et à l’impartialité des membres des tribunaux médicaux n’étaient pas suffisamment étayés et, dès lors, conclut à l’absence de violation de l’article 6 § 1.

 

Frankowicz c. Pologne no 53025/99 16/12/2008 Applicabilité Article 6 Exception préliminaire rejetée (non-épuisement des voies de recours internes) ; Violation de l'art. 10 ; Non-violation de l'art. 6-1 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral 3 000 EUR pour préjudice moral

Jurisprudence :  Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 54, Recueil 1996-VI ; Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, §§ 25-29, série A n° 58 ; Barthold c. Allemagne, 25 mars 1985, § 42, série A n° 90 ; Brudnicka et autres c. Pologne, n° 54723/00, § 41, CEDH 2005-II ; Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, §§ 35, 50, série A n° 285-A ; Debled c. Belgique, 22 septembre 1994, § 37, série A n° 292-B ; Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, §§ 33, 57, Recueil 1998-III ; Gubler c. France, n° 69742/01, §§ 24, 30, 27 juillet 2006 ; Hansen c. Turquie, (dec) n° 36141/97, 19 juin 2001 ; König c. Allemagne, 28 juin 1978, §§ 87-95, série A n° 27 ; Kyprianou c. Chypre [GC], n° 73797/01, §§ 118, 127, 128, CEDH 2005-XIII ; Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, §§ 41 - 51, série A n° 43 ; Markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, § 33, série A n° 165 ; Mifsud c. France (déc.), n° 57220/00, § 15, CEDH 2002-VIII ; Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], n° 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII ; Oberschlick c. Autriche (n° 1), 23 mai 1991, § 57, série A n° 204 ; Saraiva de Carvalho c. Portugal, 22 avril 1994, § 33, série A n° 286-B ; Selmouni c. France [GC], n° 25803/94, § 76, CEDH 1999-V ; Stambuk c. Allemagne, n° 37928/97, §§ 43-52, 17 octobre 2002 ; Steur c. Pays-Bas, n° 39657/98, § 38, CEDH 2003-XI ; Sunday Times (n° 1) c. Royaume-Uni, 26 avril 1979, § 62, série A n° 30 ; V. c. Royaume-Uni [GC], n° 24888/94, § 57, CEDH 1999-IX ; Veraart c. Pays-Bas, n° 10807/04, §§ 60 et 61, 30 novembre 2006

 

Toute personne qui soupçonne de bonne foi des sévices à enfant doit pouvoir s’exprimer dans le cadre approprié sans craindre d’être condamnée au pénal ou d’être obligée de verser des dommages et intérêt ou de payer les dépens.

JUPPALA c. FINLANDE

2 décembre 2008

Violation de l’article 10

 

Le 20 juillet 2000, la requérante emmena chez le médecin son petit-fils, alors âgé de trois ans, car il avait un hématome au dos. Elle dit qu’elle craignait que la blessure eût été causée par le père du garçon, T. Elle informa aussi le médecin que l’enfant lui avait dit avoir reçu un coup de poing. Le médecin inscrivit dans son rapport que l’hématome que présentait l’enfant était compatible avec un coup de poing et que, lorsqu’il l’avait interrogé, le garçon lui avait répété qu’il avait été frappé par son père. Dans la journée, le médecin fit un signalement aux services de protection de l’enfance.

Le 26 avril 2001, la requérante fut inculpée de diffamation pour avoir communiqué au médecin des informations donnant à penser que T. avait brutalisé son fils et n’avoir pas eu de motifs suffisants pour étayer ses allégations. T. se joignit à la procédure en mai 2001 pour réclamer une réparation du dommage moral.

A l’issue d’une audience tenue le 24 août 2001, le tribunal de district de Tampere rejeta l’accusation : il estima que le dossier ne permettait pas de savoir si la requérante avait laissé entendre que l’enfant avait été frappé par son père ou si ce que le médecin avait noté dans son rapport n’était que l’impression personnelle qu’il avait retirée de son entretien avec la requérante et son petit-fils.

En appel, toutefois, le jugement fut annulé, et la requérante fut déclarée coupable de diffamation et condamnée à payer 3 365,67 EUR en réparation du dommage moral et pour frais et dépens. La cour d’appel conclut notamment que le fait que la requérante ait parlé de l’hématome avec l’enfant, âgé de trois ans seulement à l’époque, et la circonstance qu’il ait dit au médecin que son père l’avait battu ne constituaient pas des motifs suffisants pour étayer l’allégation de sévices. Par ailleurs, la requérante n’avait pas indiqué d’autres raisons pour fonder son allégation.

La Cour suprême refusa l’autorisation de former un pourvoi devant elle le 17 décembre 2002.

Invoquant l’article 10, la requérante se plaignait d’avoir été condamnée pour diffamation alors qu’elle n’avait fait que rapporter honnêtement à un médecin ses impressions quant à la cause possible de l’hématome que son petit-fils présentait au dos.

Décision de la Cour

Article 10

Les parties conviennent que la condamnation de la requérante a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression et que cette ingérence visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui. La Cour admet que la condamnation pénale était « prévue par la loi » car elle se fondait sur une interprétation raisonnable du code pénal en vigueur à l’époque et que la décision condamnant la requérante à verser des dommages et intérêts se fondait sur la disposition pertinente de la loi sur la responsabilité civile.

La Cour considère que la question centrale en l’espèce était celle du juste équilibre à ménager lorsqu’un parent est soupçonné à tort d’avoir brutalisé son enfant tout en assurant la protection des enfants, sachant combien il est difficile de mettre au jour les sévices à enfant.

La Cour juge alarmant que la cour d’appel ait considéré que, alors qu’il ne faisait aucun doute que la requérante avait vu l’hématome dans le dos de son petit-fils, celle-ci n’avait pas le droit de répéter ce que l’enfant lui avait dit, à savoir que son père l’avait battu, propos qu’il avait d’ailleurs répété au médecin lorsque celui-ci l’avait interrogé. De plus, toute personne qui soupçonne de bonne foi des sévices à enfant doit pouvoir s’exprimer dans le cadre approprié sans craindre d’être condamnée au pénal ou d’être obligée de verser des dommages et intérêt ou de payer les dépens.

Nul n’a plaidé devant les juridictions internes ou la Cour européenne que la requérante avait agi imprudemment, c’est-à-dire sans chercher à savoir si l’allégation de son petit-fils selon laquelle il avait été battu était fondée ou non. Bien au contraire, un professionnel de la santé a procédé à sa propre analyse et a estimé à juste titre qu’il y avait lieu de signaler le cas aux services de protection de l’enfance.

La Cour conclut que l’ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression n’a pas été justifiée par des raisons suffisantes et qu’elle ne répondait donc pas à un « besoin social impérieux ». Partant, il y a eu violation de l’article 10.

La Cour conclut, à l’unanimité :

- à la violation de l’article 10 de la Convention à raison de la condamnation de Mme Juppala pour diffamation à l’égard de son gendre après qu’elle eut emmené son petit-fils de trois ans chez le médecin et exprimé des soupçons quant au fait qu’il avait pu être battu par son père.

En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue à Mme Juppala 3 000 euros (EUR) pour préjudice moral, 3 616,41 EUR pour préjudice matériel, ainsi que 2 695,83 EUR pour frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)

 

JUPALA c. FINLANDE Jurisprudence : A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil 1998-VI ; Guja c. Moldova [GC], n° 14277/04, § 77, CEDH 2008-... ; Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, n° 53678/00, § 43, CEDH 2004-X ; Nikula c. Finlande, n° 31611/96, §§ 34, 44, CEDH 2002-II ; Selistö c. Finlande, n° 56767/00, § 34, 16 novembre 2004 ; Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, §§ 62-64, Recueil 1996-IV ; Tammer c. Estonie, n° 41205/98, § 69, CEDH 2001-I ; X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, §§ 21-27, série A n° 91

 

L’antenne parabolique permet aux requérants de recevoir des programmes de télévision en arabe et en farsi diffusés depuis leur pays d’origine, l’Irak

 Ces informations revêtant un intérêt particulier pour eux, une famille d’immigrés qui souhaitaient rester en contact avec la culture et la langue de leur pays d’origine.

KHURSHID MUSTAFA ET TARZIBACHI c. SUEDE

16/12/2008

Violation de l’article 10

 

Invoquant les articles 10 (liberté de recevoir des informations) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale),   Adnan Khurshid Mustafa, et sa femme, Weldan Tarzibachi, sont des ressortissants suédois d’origine irakienne, se plaignaient d’avoir été contraints, avec leurs trois enfants, de déménager de l’appartement qu’ils louaient à Rinkeby (une banlieue de Stockholm) en juin 2006 parce qu’ils avaient refusé de retirer une antenne parabolique.

La Cour relève que l’antenne parabolique permettait aux requérants de recevoir des programmes de télévision en arabe et en farsi diffusés depuis leur pays d’origine, l’Irak. Les intéressés regardaient notamment les actualités politiques et sociales, ces informations revêtant un intérêt particulier pour eux, une famille d’immigrés qui souhaitaient rester en contact avec la culture et la langue de leur pays d’origine. A l’époque, il n’y avait pas d’autre moyen pour eux d’avoir accès à ces programmes et l’antenne ne pouvait être placée ailleurs. Les informations diffusées par les journaux étrangers et les chaînes de radio ne peuvent en aucun cas être mises sur le même pied que celles diffusées à la télévision. En outre, les inquiétudes exprimées par le propriétaire quant à la sécurité ont été examinées par les tribunaux nationaux qui ont conclu que l’installation était sans danger. De surcroît, l’expulsion des requérants de leur domicile avec leurs trois enfants était disproportionnée au but poursuivi, à savoir l’intérêt pour le propriétaire de préserver l’ordre et les bons usages dans la maison. La Cour en conclut que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’information n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » et dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10. Elle juge en outre, à l’unanimité, qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le grief sur le terrain de l’article 8. Les requérants se voient attribuer 6 500 EUR pour préjudice matériel, 5 000 EUR pour préjudice moral et 10 000 EUR pour frais et dépens.

 

Khurshid Mustafa et Tarzibachi c. Suède no 23883/06 Violation de l'art. 10 ; Dommage matériel et préjudice moral - réparation Jurisprudence d:  Appleby et autres c. Royaume-Uni, n° 44306/98, § 39, CEDH 2003-VI ; Autronic AG c. Suisse, 22 mai 1990, §§ 47-48, 61, série A n° 178 ; Chauvy et autres c. France, n° 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI ; Fressoz et Roire c. France [GC], n° 29183/95, § 45, CEDH 1999-I ; Fuentes Bobo c. Espagne, n° 39293/98, § 38, 29 février 2000 ; Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 74, série A n° 116 ; Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A n° 31; ; Özgür Gündem c. Turquie, n° 23144/93, §§ 42-46, CEDH 2000-III ; Pla et Puncernau c. Andorre, 13 juillet 2004, § 59, CEDH 2004-VIII ; VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, 28 juin 2001, § 47, CEDH 2001-VI ; Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 49, série A n° 44 (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)

 

A l’inverse des grands partis politiques, qui bénéficient d’un large temps d’antenne, le Parti des retraités est à peine mentionné. Payer pour faire passer des messages publicitaires à la télévision était donc le seul moyen pour lui de faire passer son message auprès du public. S’étant vu refuser cette possibilité par la loi, ce parti se trouvait en outre dans une situation désavantageuse par rapport aux grands partis

TV VEST AS & ROGALAND PENSJONISTPARTI c. NORVEGE

violation de l’article 10

 

L’affaire a pour objet l’amende infligée à TV Vest pour avoir diffusé sans autorisation des publicités pour le parti précité avant les élections municipales et régionales de 2003.

TV Vest informa l’administration nationale des médias (Statens medieforvaltning) de son intention de diffuser trois messages publicitaires de 15 secondes sept fois par jour pendant une durée de huit jours pour le Parti des retraités.

Les publicités furent diffusées  et coûtèrent 30 000 couronnes norvégiennes (NOK), soit environ 3 730 euros (EUR), au Parti des retraités. Les messages présentaient brièvement ce parti et appelaient à voter pour lui aux prochaines élections.

L’administration des médias prévint la société TV Vest qu’elle risquait de se voir infliger une amende pour avoir enfreint l’interdiction de diffuser à la télévision des publicités à caractère politique, interdiction prévue par l’article 10-3 de la loi de 1992 sur la radiodiffusion et l’article 10-2 du règlement sur la radiodiffusion. TV Vest continua néanmoins à diffuser les publicités, soutenant qu’il y allait de la liberté d’expression et que, sans cela, le Parti des retraités ne bénéficierait pas d’une couverture médiatique équitable.

L’administration des médias infligea à TV Vest une amende de 35 000 NOK (soit environ 4 351 EUR) pour inobservation de l’interdiction de diffuser des publicités politiques. La société attaqua la décision devant le tribunal de première instance d’Oslo, arguant que les règles pertinentes étaient incompatibles avec le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 100 de la Constitution norvégienne et l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le tribunal la débouta de son recours et confirma la décision de l’administration des médias.

TV Vest forma ensuite en vain un pourvoi devant la Cour suprême (Høyesterett), laquelle conclut notamment qu’autoriser les partis politiques et les groupes d’intérêt à faire de la publicité à la télévision permettrait aux plus riches d’entre eux de faire connaître plus largement leurs opinions que leurs homologues moins fortunés. La haute juridiction ajouta que le Parti des retraités avait bien d’autres moyens à sa disposition pour faire passer son message auprès du public.

Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérants se plaignent de l’amende infligée à TV Vest.

Article 10

La Cour relève que TV Vest s’est vu infliger une amende au motif qu’elle avait diffusé des messages publicitaires pour le Parti des retraités, en méconnaissance de l’interdiction, posée par la loi sur la radiodiffusion, de diffuser à la télévision des publicités à caractère politique. Cette interdiction, permanente et absolue, ne valait que pour la télévision, les publicités politiques étant permises avec les autres moyens de communication.

La Cour constate l’absence de consensus européen en la matière : l’histoire et les traditions propres à chaque pays expliquent la diversité de vues entre ceux-ci quant à l’opportunité d’une telle interdiction et à son caractère « nécessaire » pour le bon fonctionnement de leur système « démocratique ». Elle reconnaît que cette absence de consensus plaide pour l’octroi à l’Etat d’une marge d’appréciation plus large que celle qui lui est normalement accordée lorsqu’il impose des restrictions au débat politique. La Norvège, appuyée sur ce point par les gouvernements intervenant en qualité de tiers, soutient d’ailleurs qu’il n’y a pas d’autre solution viable que l’interdiction généralisée.

Comme l’a dit la Cour suprême, l’interdiction par la loi de la diffusion à la télévision de publicités politiques part du postulat que permettre le recours à une forme et un moyen d’expression aussi puissant et omniprésent risque de faire baisser globalement la qualité du débat politique. Des questions complexes pourraient être aisément dénaturées et des groupes financièrement puissants seraient plus à même de faire connaître leurs opinions.

La Cour constate cependant que le Parti des retraités ne figure pas parmi les partis ou groupes visés au premier chef par l’interdiction. Ce parti appartient en réalité à une catégorie que l’interdiction a en principe pour but de protéger. En outre, à l’inverse des grands partis politiques, qui bénéficient d’un large temps d’antenne, le Parti des retraités est à peine mentionné. Payer pour faire passer des messages publicitaires à la télévision était donc le seul moyen pour lui de faire passer son message auprès du public par ce mode de communication. S’étant vu refuser cette possibilité par la loi, ce parti se trouvait en outre dans une situation désavantageuse par rapport aux grands partis.

La Cour estime enfin que les messages publicitaires précisément en cause, qui présentaient brièvement le Parti des retraités et appelaient à voter pour lui, ne comportaient aucun élément de nature à faire baisser la qualité du débat politique ou à heurter diverses sensibilités.

Dans ces conditions, la Cour conclut que le fait que la télévision soit un moyen de communication plus immédiat et plus puissant que les autres ne pouvait justifier l’interdiction et l’amende infligée à TV Vest.

Pour la Cour, il n’existe donc pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre le but légitime poursuivi par l’interdiction et les moyens employés pour accomplir celui-ci. La restriction à l’exercice par les requérants de leur liberté d’expression qu’emportent l’interdiction et l’imposition de l’amende ne peut dès lors passer pour nécessaire dans une société démocratique et méconnaît l’article 10.

 

TV Vest AS & Rogaland Pensjonistparti c. Norvège n21132/05 Jurisprudence : Fressoz et Roire c. France [GC], n° 29183/95, § 45, CEDH 1999-I ; Jacubowski c. Allemagne, arrêt du 23 juin 1994, série A n° 291-A, p. 14, § 26 ; Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A n° 298, § 31 ; Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A n° 103, pp. 25 et 26, §§ 38 et 42 ; markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, arrêt du 20 novembre 1989, série A n° 165, pp. 19-20, § 33 ; Murphy c. Irlande, n° 44179/98, § 67 et § 69, CEDH 2003-IX (extraits) ; Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], n° 23118/93, § 46, CEDH 1999-VIII ; Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1), arrêt du 26 avril 1979, série A n° 30, p. 38, § 62 ; Sürek c. Turquie (n° 1) [GC], n° 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV ; United Communist Parti of Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil of Judgments et Decisions 1998-I, p. 22, § 45 ; Vgt Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, n° 24699/94, §§ 66 et 69, CEDH 2001-VI ; Wingrove c. Royaume-Uni arrêt du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1957, § 58  (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)

 

 

Les raisons avancées par les tribunaux internes afin de protéger la liberté d’expression étaient insuffisantes pour primer face à la réputation du requérant

PETRINA c. ROUMANIE

14.10.2008

Violation de l’article 8

 

Lors d’une émission télévisée ayant pour sujet un projet de loi concernant l’accès aux informations détenues par les archives des anciens services de sûreté de l’Etat (« la Securitate »), C.I., journaliste à l’hebdomadaire satirique Caţavencu, affirma que le requérant avait collaboré avec la Securitate. Le même journaliste publia, en novembre 1997, dans ledit hebdomadaire, un article dans lequel il renforçait ces propos. Un autre article concernant le même sujet et contenant des propos similaires fut publié dans l’hebdomadaire par un autre journaliste, M.D. Le requérant déposa deux plaintes pénales à l’encontre de C.I. et de M.D. pour insulte et diffamation. En définitive, les deux journalistes furent acquittés, au motif notamment que leurs affirmations avaient un caractère « général et indéterminé », et les demandes civiles du requérant furent rejetées. Une attestation remise, en 2004, par le conseil national pour l’étude des archives du Département de la Sécurité de l’Etat « Securitate », indiqua que le requérant ne figurait pas parmi les personnes ayant collaboré avec les organes de Securitate.

Le requérant se plaignait de l’atteinte à ses droits à une bonne réputation et à l’honneur, à la suite de l’acquittement par les tribunaux internes de C.I. et de M.D. Il invoquait l’article 8.

La Cour estime que le sujet du débat en cause – l’adoption d’une législation permettant de dévoiler les noms des anciens collaborateurs de la Securitate – débat médiatisé et suivi avec attention par le grand public, représentait un intérêt majeur pour la société roumaine. La collaboration des hommes politiques avec cette organisation était une question sociale et morale très sensible dans le contexte historique spécifique de la Roumanie.

Toutefois, la Cour estime que malgré le caractère satirique de l’hebdomadaire Caţavencu, les articles en cause étaient de nature à offenser le requérant, puisqu’il n’y avait aucun indice concernant l’éventuelle appartenance de celui-ci à cette organisation. Elle note également que le message des articles était clair et direct, dépourvu de tout élément ironique ou humoristique.

La Cour ne croit pas que l’on puisse voir dans les articles en cause le recours à la « dose d’exagération » ou de « provocation » dont il est permis de faire usage dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique. Selon elle, il y a eu une présentation déformée de la réalité, dépourvue de toute base factuelle. Les affirmations des deux journalistes ont franchi les limites acceptables, en accusant le requérant d’avoir fait partie d’un groupe de répression et de terreur utilisé par l’ancien régime comme instrument de police politique. A cela s’ajoute l’absence d’un cadre législatif permettant, à l’époque des faits, l’accès du public aux dossiers de la Securitate, situation qui ne saurait être imputable au requérant.

Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que les raisons avancées par les tribunaux internes afin de protéger la liberté d’expression étaient suffisantes pour primer face à la réputation du requérant. Partant, elle conclut à l’unanimité à la violation de l’article 8 .(L’arrêt n’existe qu’en français.)

 

Petrina c. Roumanie n° 78060/01 Niveau d'importance 2 Représenté Par N/A Etat Défendeur Roumanie Date de l'arrêt 14/10/2008 Conclusion Exception préliminaire rejetée (ratione materiae) ; Violation de l'art. 8 ; Dommage matériel - demande rejetée ; Préjudice moral - réparation Articles 8 , 29-3 , 35-3 , 41 Opinions Séparées Non Jurisprudence  : Abeberry c. France (déc.) no 58729/00, 21 septembre 2004 ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège ([GC], no 21980/93, §§ 68-72, CEDH 1999-III ; C.V. Tudor c. Roumanie (déc.) no 6928/04, 15 juin 2006 ; Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 69, 70, in fine, CEDH 2004-VI ; Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 73, CEDH 2000-VIII ; Cumpana et Mazare c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 98-101, CEDH 2004-XI ; Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 49, Recueil, 1999-VI ; Earl Spencer and Countess Spencer c. Royaume Uni (dec.), nos 28851/95 et 28852/95, 16 janvier 1998 ; Emre c. Suisse, no 42034/04, § 99, 22 mai 2008 ; Fayed and the House of Fraser Holdings plc c. Royaume Uni, no 17101/90, décision de la Commission du 15 mai 1992 ; Feldek c. Slovakie, no 20032/95, §§ 74, 86, CEDH 2001-VIII ; Gunnarsson c. Islande, (déc.), no 4591/04, 20 octobre 2005 ; Iliya Stefanov c. Bulgarie, no 67755/01, § 92, 22 mai 2008 ; Ivanciuc c. Roumanie, (déc.), no 18624/03, 8 septembre 2005 ; Leempoel & S.A. ED Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, § 67, 9 novembre 2006 ; Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, § 57 in fine, CEDH 2003-IV ; Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 103 ; Minelli c. Suisse, (déc.), no 14991/02, 14 juin 2005 ; Nikula c. Finlande, no 31611/96, §§ 51-52, CEDH 2002-II ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 47, CEDH 2003-V ; Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, §§ 35, 37, in fine, 15 novembre 2007 ; Rotaru c. Roumanie ([GC], no 28341/95, § 32, CEDH 2000-V ; Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002 ; Vides Aizsardzibas Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 44, 27 mai 2004 ; Von Hannover c. Allemagne [GC], no 59320/00, §§ 50, 53, 56, 70, CEDH 2004-VI ; White c. Suede, no 42435/08, §§ 19 et 30, 19 septembre 2006 ; Ždanoka c. Lettonie (déc.), no 58278/00, 6 mars 2003   

 

Les tribunaux internes ont attaché une importance tellement prépondérante aux conclusions du procureur qu’aucun élément de preuve produit par le requérant n’aurait pu les convaincre de la véracité des déclarations publiées par celui-ci.

DIOUNDINE c. RUSSIE

14/10/2008 

violation de l’article 10

 

Le requérant publia dans le numéro 128\382 du journal Orski Vestnik un article comprenant un entretien avec deux anciens suspects, dans une affaire de vol, qui avaient accusé la police de les avoir battus pour leur extorquer des aveux. L’interview était suivie de commentaires du requérant dénonçant le manquement des autorités à enquêter au sujet des allégations de mauvais traitements et à traduire les policiers concernés en justice.

Le requérant et le fondateur du journal pour diffamation. furent condamnés à une somme de 2 000 roubles russes (RUR) (70 EUR environ) ainsi qu’une indemnité pour frais et dépens envers la police. Le jugement fut confirmé en appel.

Il ressort des observations du Gouvernement que les tribunaux internes ont attaché une importance tellement prépondérante aux conclusions du procureur dans le cadre de l’information sur les allégations de mauvais traitement et au refus de celui-ci d’engager des poursuites pénales contre les policiers qu’aucun élément de preuve produit par le requérant n’aurait pu les convaincre de la véracité des déclarations publiées par celui-ci.

La Cour estime donc que les motifs pour lesquels les juridictions russes ont refusé d’admettre les moyens de preuve du requérant n’étaient pas pertinents et suffisants, et que les décisions de ces juridictions ne se fondaient pas sur une appréciation acceptable des faits pertinents. A son avis, les éléments produits constituaient une base factuelle suffisante pour fonder l’allégation de brutalités policières. La Cour ne peut davantage admettre l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant n’était pas en droit de faire état publiquement des allégations de mauvais traitements après le refus des autorités d’engager une procédure pénale à l’encontre des policiers. Le requérant a mentionné dans son article que le parquet avait refusé d’ouvrir une information sur les allégations de mauvais traitements formulées par les deux suspects. Il a ensuite critiqué les autorités pour leur passivité par rapport à des allégations de mauvais traitements émanant de personnes soupçonnées d’infractions pénales, exprimant par là son opinion sur une question d’intérêt général.

Compte tenu notamment du rôle des journalistes et de la presse quant à la diffusion des informations et des idées sur des sujets d’intérêt général, la Cour estime que l’article publié par le requérant constituait un commentaire équitable sur une question d’intérêt général, fondé sur une base factuelle suffisante, et n’a pas dépassé les limites acceptables de la critique. Les jugements rendus dans le cadre de l’action en diffamation contre le requérant ont donné lieu à une atteinte à son droit à la liberté d’expression ; en effet, en omettant de mettre en balance la nécessité de protéger la réputation du plaignant et le droit du requérant de divulguer des informations sur des questions d’intérêt général, en refusant d’établir une distinction entre le propre discours du requérant et la citation par lui de déclarations d’autres personnes pendant une interview, et en ne procédant pas à une appréciation acceptable des faits pertinents, les juridictions russes n’ont pas appliqué des normes conformes aux principes consacrés par l’article 10, et n’ont donc pas justifié l’ingérence en cause. Dès lors, les juridictions internes ont excédé la marge d’appréciation étroite dont elles disposent s’agissant d’apporter des restrictions aux débats portant sur des questions d’intérêt général, et l’ingérence n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

 

Dioundine c. Russie 37406/03  14/10/2008  Violation de l'art. 10 ; Dommage matériel - réparation ; Préjudice moral - réparation   Jurisprudence : Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], n° 21980/93, § 59, CEDH 1999-III ; Cekic et autres c. Croatie (déc.), n° 15085/02, 9 octobre 2003 ; Tchernycheva c. Russie, n° 77062/01, 10 juin 2004 ; De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 233-34, § 37 ; Dichand et autres c. Autriche, n° 29271/95, § 52, 26 février 2002 ; Grinberg c. Russie, n° 23472/03, § 27, 21 juillet 2005 ; Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A n° 24, p. 23, § 49 ; Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A n° 298, §§ 35, 37 ; Karman c. Russie, n° 29372/02, § 42, 14 décembre 2006 ; Krassoulia c. Russie, n° 12365/03, § 34, 22 février 2007 ; Kwiecien c. Pologne, n° 51744/99, § 52, CEDH 2007-... ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et juillet c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 67, CEDH 2007-... ; Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A n° 103, § 41 ; Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], n° 49017/99, §§ 77, 78, CEDH 2004-XI ; Prager et Oberschlick c. Autriche (n° 1), arrêt du 26 avril 1995, série A n° 313, p. 19, § 38 ; Sürek c. Turquie (n° 1) [GC], n° 26682/95, §§ 59, 61, CEDH 1999-IV ; Thoma c. Luxembourg, n° 38432/97, § 47, CEDH 2001-III ; Thorgeir Thorgeirson c. Islande, arrêt du 25 juin 1992, série A n° 239, §§ 63, 65 ; Unabhängige Initiative Informations­vielfalt c. Autriche, n° 28525/95, § 46, CEDH 2002-I

 

Si certains passages, particulièrement acerbes, de l’article brossent un tableau des plus négatifs de l’Etat turc, et donnent ainsi au récit une connotation hostile, ils n’exhortent pour autant ni à l’usage de la violence, ni à la résistance armée, ni au soulèvement, et il ne s’agit pas d’un discours de haine, dès lors les condamnations répétitives de la requérante s’avèrent disproportionnées au regard des buts visés et non « nécessaires dans une société démocratique »

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AKTAN c. TURQUIE

23/09/2008

Violation de l’article 10

Non-violation de l’article 6 § 1 (équité)

 

L’affaire concerne la publication dans le quotidien Özgür Bakış en décembre 1999 d’un reportage réalisé par la requérante avec le président de l’Association des journalistes du Kurdistan dans lequel celui-ci critiquait la pression subie par les journalistes travaillant pour la presse kurde. La cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul condamna deux fois de suite la requérante, en mai 2001 et février 2004, à une peine d’emprisonnement d’un an et huit mois ainsi qu’à une amende, estimant que l’article dans son ensemble visait à inciter le peuple à la haine et à l’hostilité. A la suite de l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, le dossier de l’intéressée fit l’objet d’une réouverture. Elle fut acquittée des charges qui pesaient sur elle en août 2007, toutefois la procédure est actuellement pendante en raison de l’opposition formée par le parquet contre la décision d’acquittement. La requérante invoquait l’article 10 (liberté d’expression). Par ailleurs, elle se plaignait, sous l’angle de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable), de l’iniquité de la procédure devant la Cour de cassation en raison de l’absence de notification de l’avis du procureur général lors de la phase initiale de la procédure.

Concernant le grief tiré de l’iniquité de la procédure devant la Cour de cassation, la Cour estime que la réouverture de la procédure pénale peut passer pour avoir porté remède au grief soulevé par la requérante et conclut à l’unanimité à la non-violation de l’article 6 § 1.

Quant à l’ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression, aux yeux de la Cour, si certains passages, particulièrement acerbes, de l’article brossent un tableau des plus négatifs de l’Etat turc, et donnent ainsi au récit une connotation hostile, ils n’exhortent pour autant ni à l’usage de la violence, ni à la résistance armée, ni au soulèvement, et il ne s’agit pas d’un discours de haine. Elle estime également que les condamnations répétitives de la requérante s’avèrent disproportionnées au regard des buts visés et, dès lors, non « nécessaires dans une société démocratique ». Par conséquent, la Cour conclut, par six voix contre une, à la violation de l’article 10.(Arrêt en français.)

 

Aktan c. Turquie no 20863/02 Jurisprudence : A/S Diena et Ozolinš c. Lettonie, no 16657/03, § 87, 12 juillet 2007 ; Asli Günes c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004 ; Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 38, CEDH 1999-IV ; Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 48, 7 juin 2007 ; Falakaoglu c. Turquie, no 77365/01, § 26, 26 avril 2005 ; Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999 ; Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, § 58, CEDH 2002-V ; Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 44, 14 juin 2007 ; Hünkar Demirel c. Turquie (déc.), no 11584/03, 24 mai 2007 ; Ibrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, §§ 60, 80, 10 octobre 2000 ; Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, p. 1568, § 58 ; Karakoç et autres c. Turquie, nos 27692/95, 28138/95 et 28498/95, § 69, 15 octobre 2002 ; Karakoyun et Turan c. Turquie, no 18482/03, § 42, 11 décembre 2007 ; Karkin c. Turquie, no 43928/98, § 39, 23 septembre 2003 ; Kizilyaprak c. Turquie, no 27528/95, § 43, 2 octobre 2003 ; Lombardo et autres c. Malte, no 7333/06, § 61, 24 avril 2007 ; Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, §§ 73, 74, CEDH 1999-VI ; Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999 ; Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999-IV ; Yagmurdereli c. Turquie, no 29590/96, § 40, 4 juin 2002 ; Yasar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, § 32, 24 janvier 2006

 

 

 

Un article publié sans vérification du contenu des informations provenant d’un tiers contenant des expressions à caractère injurieux ne peut être vu comme l’expression de la « dose d’exagération » ou de « provocation » dont il est permis de faire usage dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique.

 

CUC PASCU c. ROUMANIE

16/09/2008

Non-violation de l’art. 10

 

Journaliste de profession, Florian Cuc Pascu, fut condamné pour insulte et diffamation, en février 2002, en raison de la publication d’un article dans lequel il accusait le doyen à la Faculté de Médecine de l’Université d’Oradea, également député au Parlement national, d’escroquerie et de plagiat et le qualifiait, entre autre, d’« escroc » et de « petit docteur qui a commis des illégalités ».

La Cour constate que le requérant n’a pas réussi à prouver la véracité de ses affirmations devant les juridictions roumaines, et ce malgré la possibilité qui lui en a été donnée durant la procédure interne. En l’absence de base factuelle et en sa qualité de journaliste, le requérant aurait dû faire preuve de la plus grande rigueur et d’une prudence particulière avant de publier l’article litigieux. Or, l’article fut publié sans même que le requérant n’en vérifie le contenu, et ce alors même que les informations provenaient d’un tiers. Par ailleurs, concernant les expressions à caractère injurieux utilisées par le requérant, la Cour constate que ses propos ne peuvent être vus comme l’expression de la « dose d’exagération » ou de « provocation » dont il est permis de faire usage dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique. Considérant les motifs avancés à l’appui de la condamnation du requérant comme suffisants et pertinents, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice du droit de celui-ci à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique ». Elle conclut à l’unanimité à la non-violation de l’article 10. (Arrêt en français.)

 

Cuc Pascu c. Roumanie n° 36157/02  Non-violation de l’art. 10 Droit en Cause Articles 205 et 206 du code pénal Jurisprudence : A/S Diena et Ozolinš c. Lettonie, no 16657/03, §§ 85 et 86, 12 juillet 2007 ; Cornel Ivanciuc c. Roumanie (déc.), 18624/03, 8 septembre 2005 ; Cumpana et Mazare c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89, 90, 93, 100, 17 décembre 2004 ; Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 49, Recueil, 1999-VI ; Dragos Stangu c. Roumanie (déc.), 57551/00, 9 novembre 2004 ; Feldek c. Slovakie, no 20032/95, § 74, CEDH 2001-VIII ; Metzger c. Allemagne (déc.), no 56720/00, 17 novembre 2005 ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, §§ 39, 47, CEDH 2003-V ; Radio France et autres c. France, no 53984/00, §§ 37, 38, 40, CEDH 2004-II ; Sabou et Pircalab c. Roumanie, no 46572/99, § 40, 28 septembre 2004 ; Stângu et Scutelnicu c. Roumanie, arrêt du 31 janvier 2006, no 53899/00, § 48

 

La Cour observe que les juridictions internes n’ont aucunement distingué entre « faits » et « jugements de valeur » mais ont uniquement recherché si le terme employé dans l’article en cause était susceptible de porter atteinte à la personnalité et la réputation du plaignant

 

I AVGI PUBLISHING AND PRESS AGENCY S.A. & KARIS c. GRÈCE

5.06.2008

Violation de l’article 10

 

La première partie requérante, I Avgi Publishing and Press Agency S.A., est une société anonyme propriétaire du quotidien à diffusion nationale « I Avgi » ayant son siège à Athènes. Le second requérant, Konstantinos Karis, ressortissant grec né en 1954 et résidant à Athènes, est le directeur de rédaction du quotidien.

L’affaire concerne les griefs des requérants relatifs à leur condamnation pour diffamation en raison de la publication, en juin 2000, d’un article dont certains passages se référaient à K.V. Ce dernier est journaliste, auteur de livres à caractère politique et animateur d’une émission politique diffusée par une station locale de télévision. Activement engagé dans la politique, il fut élu en 2007 député sur la liste du parti de l’Alerte Populaire Orthodoxe, parti qui vise à protéger et promouvoir les idéaux « gréco-chrétiens ».

L’article en cause concernait l’organisation de rassemblements par des associations d’extrême droite, à Thessalonique, pour manifester contre une décision de l’Autorité pour la protection des données à caractère personnel. Par cette décision, l’Autorité avait notamment considéré que la mention de la religion sur la carte d’identité était contraire à la loi relative à la protection de l’individu à l’égard du traitement des données à caractère personnel. A l’époque, l’Eglise Orthodoxe de Grèce s’était ardemment opposée à cette décision, ce qui suscita de nombreux débats et l’intérêt des médias grecs.

Dans cet article, K.V., qui était l’un des organisateurs des rassemblements, était notamment qualifié de « nationaliste effréné connu ».

En juillet 2000, K.V. engagea une procédure en diffamation contre les requérants. Le tribunal de grande instance d’Athènes rejeta son action en octobre 2001, jugeant que l’article incriminé ne contenait pas d’éléments diffamateurs.

En mai 2003, la cour d’appel de Thessalonique infirma ce jugement en retenant comme diffamatoire la qualification de « nationaliste effréné connu ». Elle estima que par l’emploi de ce terme, l’objectif unique de l’auteur de l’article était de présenter K.V. comme un individu manquant de stabilité mentale et psychique, et, partant, manquant de statut et d’autorité. Cet arrêt fut confirmé en cassation en octobre 2005.

En conséquence, les requérants furent condamnés solidairement à verser à K.V. 58 000 EUR au titre des dommages-intérêts ainsi que 4 650 EUR au titre des frais de justice.  

Invoquant l’article 10 (liberté d’expression), les requérants se plaignaient de leur condamnation pour diffamation.

Décision de la Cour

Article 10

La Cour rappelle le rôle de « chien de garde » qu’occupe la presse dans une société démocratique et souligne que la liberté journalistique implique le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation.

Elle estime que la condamnation des requérants s’analyse en une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression. Cette ingérence était prévue par la loi grecque et poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation de K.V. Reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

La Cour considère que le terme « nationaliste effréné connu » est un jugement de valeur non susceptible d’être prouvé. Cependant, l’expression litigieuse n’était pas dépourvue de base factuelle puisque K.V. soutenait, dans le cadre de son émission télévisée tout comme dans ses livres, la philosophie politique conservatrice et y exprimait des idées nationalistes en valorisant l’histoire de la nation grecque et en défendant passionnément ces idéaux. De plus, dans un numéro du magazine dont il est le rédacteur en chef, K.V. se qualifiait lui-même de nationaliste.

La Cour n’est pas convaincue par les motifs retenus par la cour d’appel et la Cour de cassation. A ses yeux, l’expression litigieuse visait à critiquer sévèrement l’un des organisateurs d’une réunion politique auquel le quotidien concerné s’opposait, plutôt qu’une intention d’insulter ou de diffamer gratuitement le plaignant. Or, les juridictions internes n’ont aucunement distingué entre « faits » et « jugements de valeur » mais ont uniquement recherché si le terme employé dans l’article en cause était susceptible de porter atteinte à la personnalité et la réputation du plaignant.

Par ailleurs, relevant que le plaignant était un personnage connu de la population locale de Thessalonique et qu’il était activement engagé dans la vie politique à l’époque des faits, la Cour note qu’il ne peut pas être assimilé à un « simple particulier » mais, plutôt, à un personnage public de l’actualité. Les propos incriminés s’inscrivaient donc dans le contexte d’un débat de fort intérêt public.

Au demeurant, la Cour considère que le rôle des juridictions internes dans une procédure en diffamation ne consiste pas à indiquer au journaliste le strict minimum des termes et qualifications à employer lorsque celui-ci exerce, dans le cadre de sa profession, son droit de critique, même de manière acerbe. Les tribunaux internes sont plutôt appelés à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention du journaliste, justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération.

En dernier lieu, la Cour constate que les juridictions grecques ont condamné les requérants à verser à K.V. la somme de 58 000 euros au titre du dommage moral subi, somme en elle-même disproportionnée au but poursuivi.

Dans ces circonstances, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants pour justifier la condamnation des requérants et que celle-ci ne répondait pas à un « besoin social impérieux ». Partant, il y a eu violation de l’article 10.

La Cour conclut, à l’unanimité :

- à la violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue aux requérants conjointement 60 000 euros (EUR) pour préjudice matériel. (L’arrêt n’existe qu’en français.)

I AVGI PUBLISHING AND PRESS AGENCY S.A. & KARIS c. GRÈCE 5 juin 2008 Jurisprudence : : Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III ; Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, §§ 75-76, CEDH 2001-VIII ; Gaweda c. Pologne, no 26229/95, § 34, CEDH 2002-II ; Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI ; Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 37, 26 février 2002 ; Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 26, § 42 ; Marônek c. Slovaquie, no 32686/96, § 58, CEDH 2001-III ; News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 54, CEDH 2000-I ; Selistö c. Finlande, no 56767/00, § 51, 16 novembre 2004 ; Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87 et § 96, CEDH 2005-II ; Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, arrêt du 13 juillet 1995, série A no 316-B, pp. 75-76, § 49 ; Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006

 

La Cour estime qu'une procédure qui n’exige pas d’un organisme attribuant des licences qu’il justifie ses décisions n’offre pas une protection adéquate contre l’ingérence arbitraire d’une autorité publique dans le droit fondamental à la liberté d’expression

 

MELTEX LTD ET MESROP MOVSESYAN c. ARMÉNIE

17.06.2008

Violation de l’article 10

 

Les requérants se plaignaient du refus d’octroi de licences de télédiffusion à sept reprises.

En janvier 1991, M. Movsessian créa A1+, la première société de télévision indépendante en Arménie et dans laquelle beaucoup s’accordent à voir une des rares voix indépendantes du paysage audiovisuel arménien. Ses programmes offrent une analyse de l’actualité nationale et internationale, de la publicité et différentes émissions de divertissement.  Lors de la campagne pour les élections présidentielles de 1995, A1+ refusa de diffuser la seule propagande gouvernementale, ce qui entraîna le retrait de sa licence de télédiffusion. Movsessian fonda alors Meltex Ltd et relança A1+ dans le cadre de cette nouvelle structure. En 1996, Meltex ouvrit une école de formation des journalistes, cameramen et techniciens, lesquels travaillaient ensuite non seulement pour Meltex mais aussi pour d’autres sociétés de télévision. En janvier 1997, Meltex se vit octroyer une licence de télédiffusion pour cinq ans.

Entre 2000 et 2001, un certain nombre de modifications furent apportée à la législation sur la télévision et la radiodiffusion en Arménie. La loi sur l’audiovisuel, adoptée en octobre 2000, institua la Commission nationale de télévision et de radiodiffusion (« CNTR »), établissement public composé de neuf membre nommés par le Président de l’Arménie et compétent à la fois pour l’attribution des licences aux sociétés de télévision et de radio privées et le contrôle de celles-ci. La loi sur l’audiovisuel établit également une nouvelle procédure d’attribution des licences, lesquelles étaient désormais octroyées par la CNTR sur la base d’un appel d’offres.

En février 2002, la CNTR publia un appel d’offres pour différentes fréquences dont la bande de fréquence 37 sur laquelle émettait Meltex. Lors de l’audition publique du 2 avril 2002, la CNTR déclara Sharm Ltd gagnante de l’appel d’offres à la suite d’un vote par points2. Cette décision ne fut pas davantage motivée.

Le 3 avril 2002, A1+ cessa ses émissions.

Entre mai et décembre 2003, Meltex participa à des procédures d’adjudication de sept autres bandes de fréquence, toujours sans succès.

M. Movsessian écrivit à la CNTR pour lui demander les motifs du refus des soumissions présentées par Meltex. La CNTR répondit chaque fois qu’elle se bornait à décider quelle était la meilleure société et à attribuer ou à refuser les licences en conséquence.

Meltex engagea plusieurs procédures dans lesquelles elle demandait l’annulation de ces décisions et se plaignait du manquement de la CNTR à lui donner par écrit les motifs de ses refus de lui attribuer les licences.

Les juridictions arméniennes déboutèrent définitivement Meltex, jugeant ses griefs  infondés au motif que les procédures d’appel d’offres s’étaient déroulées dans le respect des dispositions légales.

Les requérants se plaignaient du refus de leur accorder des licences de télédiffusion à sept reprises. Ils invoquaient notamment l’article 10 de la Convention (droit à la liberté d’expression). .

Décision de la Cour

Article 10

La Cour conclut que le refus des soumissions de Meltex lors de l’attribution des licences de télédiffusion s’analyse effectivement en une « ingérence » dans la liberté de la requérante à communiquer des informations et des idées.

La Cour relève que les décisions de la CNTR ont été prises sur la base de la loi sur l’audiovisuel et d’autres lois venant compléter celle-ci.  L’article 50 de ladite loi précisait les critères en fonction desquels la CNTR déterminait son choix, tels que les ressources financières et les moyens techniques à la disposition de la société, l’expérience professionnelle de son personnel  ainsi que la prédominance de programmes nationaux, produits en Arménie. La loi n’exigeait toutefois pas expressément à cette époque que l’organe chargé de l’attribution des licences donnât ses motifs lors de l’application de ces critères. La CNTR se contenta donc de proclamer la société qui avait emporté l’appel d’offres sans donner les raisons pour lesquelles c’était elle et non Meltex qui avait satisfait aux critères requis. En effet, malgré la tenue d’auditions par la CNTR, il n’y eut pas d’annonce publique de décisions motivées. Meltex et le grand public n’avaient par conséquent aucun moyen de savoir sur quelle base la CNTR avait exercé son pouvoir discrétionnaire de refus d’octroi d’une licence.

La Cour estime qu'une procédure qui n’exige pas d’un organisme attribuant des licences qu’il justifie ses décisions n’offre pas une protection adéquate contre l’ingérence arbitraire d’une autorité publique dans le droit fondamental à la liberté d’expression.

La Cour rappelle les lignes directrices adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe en matière de régulation du secteur de la radiodiffusion, lesquelles demandent une application ouverte et transparente des règles régissant les procédures d'octroi de licences de radiodiffusion et recommandent plus particulièrement que « toute décision prise … par les autorités de régulation … [soit] dûment motivée ». La Cour mentionne également une résolution concernant l’Arménie adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 27 janvier 2004 dans laquelle celle-ci a conclu que « l’imprécision de la loi en vigueur [a] conduit à attribuer à la commission nationale de télévision et de radiodiffusion un véritable pouvoir discrétionnaire dans l’octroi des licences de radiodiffusion ».

La Cour conclut en conséquence que l’ingérence dans la liberté de Meltex à communiquer des informations et des idées, à savoir le refus d’octroi d’une licence de télédiffusion à sept reprises, n’a pas satisfait à l’exigence de légalité au titre de la Convention européenne en violation de l’article 10.

La Cour conclut, à l’unanimité :

- à la violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme.

En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue à Meltex Ltd 20 000 euros (EUR) pour préjudice moral, ainsi que 10 000 EUR pour frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)

 

MELTEX LTD ET MESROP MOVSESYAN c. ARMÉNIE 17 juin 2008 Jurisprudence : :  Agrotexim et autres c. Grèce, arrêt du 24 octobre 1995, série A n° 330, p. 25, § 66 ; SARL Amat-G et Mebaghishvili c. Géorgie, n° 2507/03, § 33, CEDH 2005-... ; G.J. c. Luxembourg, n° 21156/93, § 24, 26 octobre 2000 ; Ankarcrona c. Suède (déc.), n° 35178/97, 27 juin 2000 ; Brook c. Royaume-Uni (déc.), n° 38218/97, 11 juillet 2000 ; CDI Holding Aktiengesellschaft et autres c. Slovaquie (déc.), n° 37398/97, 18 octobre 2001 ; Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], n° 35382/97, §§ 35, 36, CEDH 2000-IV ; Demuth c. Suisse, n° 38743/97, § 30, CEDH 2002-IX ; F. Santos Lda. et Fachadas c. Portugal (déc.), n° 49020/99, 19 septembre 2000 ; Freedom et Democracy Parti (ÖZDEP) c. Turquie [GC], n° 23885/94, § 57, CEDH 1999-VIII ; García Ruiz c. Espagne [GC], n° 30544/96, § 26, CEDH 1999-I ; Glas Nadejda EOOD et Anatoli Elenkov c. Bulgarie, n° 14134/02, §§ 40, 49-51, CEDH 2007-... ; Grauso c. Pologne, n° 27388/05, Commission décision of 9 avril 1997 ; Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], n° 30985/96, § 84, CEDH 2000-XI ; Helle c. Finlande, arrêt du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, §§ 59-60 ; Hiro Balani c. Espagne, arrêt du 9 décembre 1994, série A n° 303-B, pp. 29-30, § 27 ; Hirvisaari c. Finlande, n° 49684/99, § 30, 27 septembre 2001 ; Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, arrêt du 24 novembre 1993, série A n° 276, p. 13, §§ 27, 46 ; Nosov c. Russie (déc.), n° 30877/02, 20 octobre 2005 ; Radio ABC c. Autriche, arrêt du 20 octobre 1997, Recueil 1997-VI, p. 2197, §§ 27, 41 ; Rotaru c. Roumanie [GC], n° 28341/95, § ..., CEDH 2000-V ; United Christian Broadcasters Ltd c. Royaume-Uni (déc.), n° 44802/98, § 33, 7 novembre 2000 ; Vatan c. Russie, n° 47978/99, § 48, 7 octobre 2004 ; Verein Alternatives Lokalradio Bern et Verein Radio Dreyeckland Basel, n° 10746/84, Commission décision of 16 octobre 1986, Decisions et Recueil (DR) 49, p. 126 ; Vidal c. Belgique, arrêt du 22 avril 1992, série A n° 235-B, § 33 ; Wierzbicki c. Pologne, n° 24541/94, § 45, 18 juin 2002

 

S’agissant de l’intérêt de protéger l’enquête en cours, mis en exergue par le Gouvernement portugais, la Cour souligne que le tribunal d’Esposende a lui-même jugé que la publication de l’article n’avait porté aucun préjudice aux investigations. La publication litigieuse, notamment la partie décrivant les faits dont N.D. était accusé, servait non seulement lobjet mais aussi la crédibilité des informations communiquées, attestant leur exactitude et leur authenticité. Par conséquent, la Cour estime ainsi que l’intérêt de la publication l’emportait sur l’objectif, aussi légitime fût-il, de préserver le segredo de justiça

 

CAMPOS DÂMASO c. Portugal

24.04.2008

Violation de l’article 10

 

Le requérant, Eduardo José Campos Dâmaso, est un ressortissant portugais né en 1962 et résidant à Lisbonne. Il était, à l’époque des faits, journaliste au quotidien Público.

L’affaire concerne la condamnation de l’intéressé à une peine d’amende pour la publication d’un article relatant une procédure pénale intentée contre une personnalité politique.

En janvier 1995, le requérant signa plusieurs articles, parus dans Público, mettant en cause N.D., alors vice-président du groupe parlementaire du Parti social démocrate (PSD) au pouvoir. Ce dernier était soupçonné d’avoir mis en place un système de fausses factures par le biais d’une société dont il était le principal actionnaire. N.D. aurait également bénéficié d’un traitement de faveur lors de l’achat du terrain sur lequel sa villa était bâtie.

A la suite de la parution des articles, des poursuites furent ouvertes par le Procureur général de la République contre N.D. L’accusé renonça à ses fonctions au PSD.

En couverture de son édition du 4 novembre 1998, le Público annonça « N.D. accusé d'escroquerie et de fraude fiscale ». Ce titre renvoyait à un article signé par le requérant et dans lequel ce dernier indiquait que le ministère public avait déjà formulé ses réquisitions à l'encontre de N.D. Dans l’édition du 5 novembre 1998, l’intéressé signa un nouvel article revenant plus en détail sur les faits reprochés à N.D. et décrivant notamment les réquisitions du ministère public tout en précisant que celles-ci avaient déjà été notifiées à l’accusé.

Le requérant fit alors l’objet de poursuites et fut notamment accusé de l’infraction de violation du segredo de justiça (notion voisine de celle couramment désignée par l’expression « secret de l’instruction »).

Le 25 mai 2004, le tribunal d’Esposende jugea l’intéressé coupable de l’infraction et le condamna à une peine de 25 jours-amende, d’un montant total de 1 750 EUR, ainsi qu’au paiement des frais de justice. Le tribunal souligna que seul l’article paru le 5 novembre 1998 posait problème, dans la mesure où le requérant y décrivait, parfois au mot près, la teneur des réquisitions du ministère public. La juridiction reconnut cependant que l’article n’avait porté aucun préjudice à l’enquête, ce qui justifiait la faiblesse de la sanction.

M. Campos Dâmaso fit appel de ce jugement, alléguant notamment une violation de l’article 10 de la Convention. Son recours fut rejeté par la cour d’appel de Guimarães en janvier 2005.

Invoquant les articles 6 § 1 (droit à un procès équitable) et 10 (liberté d’expression), le requérant se plaignait de sa condamnation pour la publication de l’article litigieux.

Décision de la Cour

Article 10

La Cour relève tout d’abord que la condamnation de l’intéressé s’analyse en une ingérence dans son droit à la liberté d’expression, ingérence qui était prévue par la loi portugaise et avait pour buts légitimes de protéger le droit de N.D. à un procès équitable, dans le respect de la présomption d'innocence, et de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

Elle fait ensuite observer que l’article litigieux portait sur une question d’intérêt général et souligne que la presse se doit d’informer le public sur des infractions imputées à des hommes politiques. Et d’ajouter que ces derniers s’exposent inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes tant par les journalistes que par les citoyens. Rappelant de surcroît que la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe met en exergue le droit des journalistes de rendre compte du fonctionnement de la justice pénale, la Cour estime qu’il convient de déterminer si l’intérêt d’informer le public l’emportait sur les « devoirs et responsabilités » du requérant de respecter la présomption d’innocence de N.D.

La Cour constate que s’il est vrai que l’article fut publié à un moment crucial de la procédure pénale, il n’en demeure pas moins que cette publication faisait suite à d’autres articles du même auteur sur les mêmes questions, publiés presque quatre ans plus tôt et qui avaient donné lieu à l’ouverture des poursuites contre N.D. En outre, l’article ne prenait pas position sur l’éventuelle culpabilité de ce dernier, se bornant à décrire le contenu des réquisitions du ministère public. Enfin, aucun magistrat non professionnel ne pouvait être appelé à juger l’affaire, ce qui réduisait également les risques de voir l’article affecter l’issue de la procédure judiciaire. S’agissant de l’intérêt de protéger l’enquête en cours, mis en exergue par le Gouvernement portugais, la Cour souligne que le tribunal d’Esposende a lui-même jugé que la publication de l’article n’avait porté aucun préjudice aux investigations. La publication litigieuse, notamment la partie décrivant les faits dont N.D. était accusé, servait non seulement lobjet mais aussi la crédibilité des informations communiquées, attestant leur exactitude et leur authenticité. Par conséquent, la Cour estime ainsi que l’intérêt de la publication l’emportait sur l’objectif, aussi légitime fût-il, de préserver le segredo de justiça.

Par ailleurs, la Cour observe que le montant modéré de l’amende n’enlève en rien l’effet dissuasif de la condamnation de l’intéressé, étant donné la gravité de la sanction encourue.

La Cour conclut que la condamnation de M. Campos Dâmaso s’analyse en une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression, en violation de l’article 10.

Article 6 § 1

La Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner de surcroît s’il y a eu violation de l’article
6 § 1.

La Cour conclut, à l’unanimité, à la violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention en raison de la condamnation du requérant pour la publication d’un article au sujet d’une personnalité politique dans le quotidien portugais Público.

En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue au requérant 1 750 euros (EUR) pour préjudice matériel et 7 500 EUR pour frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en français.)

 

Campos Dâmaso c. Portugal 24 avril 2008 Jurisprudence de Strasbourg : Cumpana et Mazare c. Roumanie, arrêt du 17 décembre 2004 [GC], no 33348/96, § 96 et § 114, CEDH 2004-XI ; Dupuis et autres c. France, no 1914/02, §§ 32, 37, 40, 42, 43 et 46, 7 juin 2007, CEDH 2007 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999 ; Tourancheau et July c. France, no 53886/00, §§ 63, 65 et 66, 24 novembre 2005 ; Worm c. Autriche du 29 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-V, pp. 1550-1551, §§ 47, 50, 51, 52

 

 

 

Si certains propos contenus dans les articles et discours litigieux font l’apologie du séparatisme, et prennent ainsi une connotation hostile, dans leur ensemble, ils n’exhortent pas pour autant à l’usage de la violence, à la résistance armée, ni au soulèvement, et il ne s’agit pas d’un discours de haine, ce qui est aux yeux de la Cour l’élément essentiel à prendre en considération

 

Yalçın Küçük (no 3) c. Turquie

22.04.2008

Violation de l’article 10

 

Le requérant, Yalçın Küçük est un ressortissant turc, il est professeur à l’université et écrivain.

L’intéressé fit l’objet de poursuites pénales concernant des discours et articles dont il était l’auteur et portant sur la question kurde. Le 4 novembre 1999, la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara le reconnut coupable des chefs d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité, de propagande séparatiste ainsi que d’assistance à une bande armée. Elle le condamna à une peine d’emprisonnement de six ans et six mois, ainsi qu’à une amende. Invoquant les articles 6 § 1 (droit à un procès équitable) et 10 (liberté d’expression), le requérant se plaignait de l’iniquité de la procédure et de l’atteinte à son droit à la liberté d’expression.

La Cour estime que les motifs retenus par les juridictions turques ne sauraient être considérés en eux-mêmes comme suffisants pour justifier l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Si certains propos contenus dans les articles et discours litigieux font l’apologie du séparatisme, et prennent ainsi une connotation hostile, dans leur ensemble, ils n’exhortent pas pour autant à l’usage de la violence, à la résistance armée, ni au soulèvement, et il ne s’agit pas d’un discours de haine, ce qui est aux yeux de la Cour l’élément essentiel à prendre en considération. Elle juge que la condamnation du requérant est disproportionnée aux buts visés et, dès lors, non « nécessaire dans une société démocratique ».

La Cour conclut à l’unanimité :

-  à la violation de l’article 10 et dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs fondés sur l’article 6. Elle alloue à M. Yalçın Küçük 3 000 EUR pour préjudice moral. (L’arrêt n’existe qu’en français.)

 

La Cour considère que, si choquants et offensants qu’ils puissent être, les propos du requérant n’incitent pas à la violence et ne sont pas de nature à fomenter la haine contre les personnes qui ne sont pas membres de la communauté religieuse à laquelle appartient le requérant

Kutlular c. Turquie

29.04.2008

Violation de l’article 10

 

Le requérant, Mehmet Kutlular, est un ressortissant turc né en 1938 et résidant à Istanbul. Il est journaliste et propriétaire du quotidien Yeni Asya.

L’affaire concerne la condamnation pénale infligée à l’intéressé pour avoir tenu des propos de haine lors d’une cérémonie religieuse organisée par le quotidien et dans une brochure distribuée aux participants. Le séisme de Marmara, durant lequel environ 20 000 personnes ont trouvé la mort en 1999, y était présenté comme une sanction divine à raison d’une part, des pressions alléguées sur la religion en Turquie exercées par des militaires et d’autre part, de l’ingratitude du peuple envers Dieu, de leur cheminement dans le péché et du fait de l’oubli de rendre grâce à Dieu. Invoquant notamment l’article 10 (liberté d’expression), le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il se plaint également d’une discrimination fondée sur son « identité d’opposant » au regard de l’article 14 (interdiction de la discrimination).

Décision de la Cour

La Cour relève que, en conférant une signification religieuse à une catastrophe naturelle et surtout en évoquant un lien de causalité entre la catastrophe et le défaut de réaction de la majorité de la population contre certains actes du gouvernement, le discours est de nature à insuffler superstition, intolérance et obscurantisme. Il finit par servir le prosélytisme et comporte dans son ensemble un ton offensif qui vise les « non-croyants », en même temps que le gouvernement. Toutefois, la Cour considère que, si choquants et offensants qu’ils puissent être, les propos du requérant n’incitent pas à la violence et ne sont pas de nature à fomenter la haine contre les personnes qui ne sont pas membres de la communauté religieuse à laquelle appartient le requérant. La Cour estime également que la condamnation pénale infligée au requérant s'avère disproportionnée au regard des buts visés.

La Cour conclut, à l’unanimité, à la violation de l’article 10 et dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 14. La Cour alloue à M. Kutlular 5 000 EUR pour préjudice moral. (L’arrêt n’existe qu’en français.)

KUTLULAR c. TURQUIE (Requête no 73715/01) 29 avril 2008 Jurisprudence de Strasbourg : Omar Kérétchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, §§ 26-29, CEDH 1999-I ; Nur Radyo ve Televizyon Yayi̇nci̇li̇ği̇ A.Ş. c. Turquie, no 6587/03, § 23, 27 novembre 2007 ; Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24 ; Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 40, CEDH 2003-XI ; Giniewski c. France, no 64016/00, §§ 44 et 52, CEDH 2006 ; Otto-Preminger-Institut c. Autriche, arrêt du 20 septembre 1994, série A no 295-A, § 50 et, Aydi̇n Tatlav c. Turquie, no 50692/99, § 24, 2 mai 2006 ; Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil 1996-III, p.846, § 36, Ergin c. Turquie (no 5), no 63925/00, § 24, 16 juin 2005 ; Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, §§ 32-34, 24 janvier 2006 ; Asli̇ Güneş c. Turquie, no 53916/00, § 26, 27 septembre 2005 ; Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 114, CEDH 2005-XI ; Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298.

 

 

Un jugement de valeur peut naturellement passer pour excessif lorsqu’il ne repose sur aucune base factuelle. Cependant, la Cour estime que la déclaration du requérant, prise dans son contexte, disposait d’une base factuelle suffisante.

KULIS c. POLOGNE

18/03/2008

violation de l’article 10

 

 

L’affaire concerne la procédure dirigée contre le requérant, propriétaire de la société « Westa-Druk », éditrice de l’hebdomadaire « Angora », en raison de la publication d’un entretien avec l’avocat d’Izabela Malisiewicz-Gąsior et du mari de celle-ci, qui étaient accusés d’avoir enlevé la fille d’Andrzej Kern, à l’époque vice-président du Sejm (la chambre basse du Parlement polonais).

Invoquant l’article 10, le requérant se plaignait que la décision rendue dans la procédure civile dirigée contre lui avait porté atteinte à son droit à la liberté d’expression.

 

Article 10

Les deux parties conviennent que les décisions des juridictions internes ont constitué une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression. Cette ingérence était prévue par la loi, en l’occurrence les articles 23 et 24 du code civil, et visait le but légitime que constitue la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

La Cour réaffirme que, en tant qu’homme politique et personnalité connue, M. Kern s’exposait inévitablement et sciemment à un contrôle attentif du public et devait de ce fait faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard de la critique. M. Kern avait d’ailleurs lui-même attiré l’attention publique sur l’enlèvement supposé de sa fille en faisant intervenir dans l’affaire les autorités de poursuite, les médias, le monde politique et d’importantes institutions de l’Etat. Dans ces conditions, les questions relatives à la vie familiale de M. Kern étaient étroitement liées à sa situation d’homme politique et contribuaient au débat public. C’est pourquoi la Cour ne peut souscrire aux conclusions des juridictions internes selon lesquelles la publication éditée par le requérant ne servait aucun intérêt public qui se justifiât et les commentaires sur la vie familiale d’une personne devaient toujours passer pour illégaux.

Certes, le requérant a utilisé un vocabulaire provocant et inélégant et a manqué de sensibilité envers l’homme politique qu’est M. Kern. Cependant, la Cour considère que les déclarations en cause, qui s’appuyaient globalement sur une explication objective, ne s’analysaient pas en une attaque personnelle gratuite contre M. Kern et n’avaient pas pour but d’offenser ou d’humilier celui-ci. On ne saurait donc dire que ces déclarations étaient excessives ou qu’elles sont allées au-delà de ce qui était tolérable dans le cadre d’un débat public. De fait, le rôle de chien de garde que joue la presse autorise les journalistes, dans le contexte d’un tel débat, à recourir à une certaine dose d’exagération ou de provocation, voire de rudesse.

De plus, certaines des déclarations qui ont valu au requérant d’être condamné pour atteinte aux droits individuels de M. Kern et de sa famille étaient des jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude. Les juridictions internes l’ont d’ailleurs reconnu lorsqu’elles ont estimé que le fait de traiter M. Kern de menteur constituait un « jugement » qui ne pouvait être vérifié. Un jugement de valeur peut naturellement passer pour excessif lorsqu’il ne repose sur aucune base factuelle. Cependant, la Cour estime que la déclaration du requérant, prise dans son contexte, disposait d’une base factuelle suffisante, ce pourquoi elle ne saurait souscrire à l’avis des juridictions internes selon lequel cette déclaration était excessive.

Enfin, la Cour souligne que l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel : ce sont là les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique.

En conséquence, la Cour estime que les tribunaux polonais n’ont pas ménagé un juste équilibre entre la protection des droits individuels d’une personnalité publique et le droit du requérant à la liberté d’expression au sujet d’une question d’intérêt public. Partant, il y a eu violation de l’article 10. En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue au requérant 2 200 euros (EUR) pour dommage matériel, 5 000 EUR pour dommage moral, ainsi que 4 760 EUR pour frais et dépens.

 

 Kuliś c. Pologne (requête no 15601/02).Violation de l'art. 10 ; Dommage matériel - réparation ; Préjudice moral - réparation

Jurisprudence :  Almeida Azevedo c. Portugal, n° 43924/02, § 30, 23 janvier 2007 ; Busuioc c. Moldova, n° 61513/00, § 101, 21 décembre 2004 ; Castells c. Espagne, arrêt du 23 avril 1992, série A n° 236, § 43, pp. 23-24, § 46 ; Ceylan c. Turquie [GC], n° 23556/94, § 34, CEDH 1999-IV ; Feldek c. Slovaquie, n° 29032/95, § 77, § 78, CEDH 2001-VIII ; Hrico c. Slovaquie, n° 49418/99, § 49, 20 juillet 2004 ; Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1567, § 54 ; Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A n° 298, § 35 ; Jerusalem c. Autriche, n° 26958/95, § 33, § 43, CEDH 2001-II ; Lindon, Otczakovsky-Laurnes et July c. France, [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 57 ; Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A n° 103, p. 26, § 42 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, n° 37698/97, § 34, CEDH 2000-X ; Malisiewicz-Gasior c. Pologne, n° 43797/98, 6 avril 2006 ; Mamère c. France, n° 12697/03, § 25, CEDH 2006-... ; Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], n° 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII ; Oberschlick c. Autriche (n° 1), arrêt du 23 mai 1991, série A n° 204, § 57 ; Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A n° 313, p. 19, § 38 ; Raitchinov c. Bulgarie, n° 47579/99, § 51, 20 avril 2006 ; Scharsach et News Verlagsgesellschaft c. Autriche, n° 39394/98, § 30, CEDH 2003-XI ; Sürek c. Turquie (n° 1) [GC], n° 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV ; The Observer et The Guardian c. Royaume-Uni, arrêt du 26 novembre 1991, série A n° 216, pp. 29-30, § 59 ; Turhan c. Turquie, n° 48176/99, § 24, 19 mai 2005 ; Vogt c. Allemagne, arrêt du 26 septembre 1995, série A n° 323, pp. 25-26, § 52 ; Worm c. Autriche, arrêt du 29 août 1997, Recueil 1997-V, p. 1551, § 47 (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)

 

 

Condamnation pour diffamation à la suite de la parution d’un livre dans lequel il critiquait un ouvrage scientifique.

AZEVEDO c. PORTUGAL

27/03/2008

violation de l’article 10

 

En octobre 2001, la mairie de Castelo Branco édita un livre intitulé Les jardins du palais épiscopal de Castelo Branco, dont le requérant est le coauteur.

Dans un passage de ce livre, qui se voulait un travail de recherche et de vulgarisation sur le sujet, l’intéressé se prononçait sur la qualité, faible à ses yeux, des ouvrages précédemment parus sur les jardins en question.

Invoquant l’article 10, M. Azevedo se plaignait de sa condamnation pour diffamation.

 

Article 10

La Cour note que la condamnation pénale infligée au requérant s’analyse en une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. Cette ingérence était prévue par le code pénal portugais et avait pour but légitime la protection de la réputation ou des droits de Mme S.

Sur le point de savoir si une telle ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour considère que le débat en question – l’analyse historique et symbolique d’un monument important de la ville de Castelo Branco – relève de l’intérêt général. S’agissant d’un ouvrage scientifique publié et disponible sur le marché, Mme S., qui s’exposait à d’éventuelles critiques de la part de lecteurs ou d’autres membres de la communauté scientifique, ne saurait être considérée comme un « simple particulier ».

Par ailleurs, la Cour estime que les propos du requérant, tout en ayant assurément une connotation négative, visaient principalement la qualité supposée de l’analyse du monument en question par la plaignante. Ils constituent des jugements de valeur qui, partant, ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude.

Enfin, sanctionner pénalement le type de critiques émises par le requérant reviendrait à entraver de manière substantielle la liberté nécessaire aux chercheurs dans le cadre de leur travail scientifique. En effet, prévoir la possibilité d’une peine de prison dans une affaire classique de diffamation comme celle ici en cause produit immanquablement un effet dissuasif et disproportionné.

La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10.

En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue au requérant 2 947,65 euros (EUR) pour dommage matériel, ainsi que 7 500 EUR pour frais et dépens.  

 

Azevedo c. Portugal (requête no 20620/04). Violation de l'art. 10 ; Dommage matériel - réparation ; Préjudice moral - constat de violation suffisant

Jurisprudence :  Ben Salah Adraqui et Dhaime c. Espagne (déc.), no 45023/98, CEDH 2000 IV ; Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, série A no 200, p. 19, § 36 ; Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 68, CEDH 2004 VI ; Cumpana et Mazare c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 89-90, 116, 117, 17 décembre 2004 ; Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 28, § 46 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000-X ; Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, CEDH 2004 V (extraits) ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V ; Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V (L’arrêt n’existe qu’en français.)

 

 

Si tout individu s’engageant dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est également permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation.

 

DESJARDIN c. France

22.11.2007

violation de l’article 10

 

Agriculteur et membre du parti politique Les Verts, Alain Desjardin était candidat de ce parti aux élections cantonales. Au cours de cette campagne, il participa à la distribution de tracts dans lesquels il déclarait notamment : « écologiste de terrain, avec des femmes et des hommes épris de justice, de respect de la nature, j’ai permis de rendre publiques des atteintes graves à l’environnement et des risques à la santé des hommes ». Et de citer en exemple son « soutien aux habitants du [C.], qui ont obtenu la démission de l’ancien maire qui polluait l’eau de la commune ».

Un ancien maire de la commune engagea une procédure en diffamation à l’encontre du requérant, estimant être visé par le tract. Par un jugement du 10 octobre 2001, les juridictions rejetèrent cette exception et condamnèrent l’intéressé notamment au paiement d’une amende de 1 000 francs français  (FRF), soit environ 150 EUR. Elles ordonnèrent également la publication de la condamnation dans deux quotidiens locaux, le Midi Libre et la Dépêche du Midi. Le  jugement fut confirmé en appel.

Invoquant l’article 10, M. Desjardin se plaignait de sa condamnation pour diffamation.

 

Décision de la Cour

Article 10

La Cour estime que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait le « but légitime » consistant à protéger la réputation de l’ancien maire. Reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

Elle rappelle l’importance du droit de communiquer des informations sur des questions d’intérêt public et souligne que les limites de la critique admissible sont plus larges s’agissant d’un homme politique. De fait, la liberté d’expression est particulièrement précieuse pour les partis politiques et leurs membres. Tout candidat à une élection doit ainsi pouvoir discuter des actions menées par d’anciens responsables. A cet égard, la Cour note que lorsqu’il a distribué le tract litigieux, le requérant était candidat à l’élection cantonale et menait sa campagne électorale.

En outre, dans le contexte d’une compétition électorale, la vivacité des propos est plus tolérable qu’en d’autres circonstances. La Cour rappelle que si tout individu s’engageant dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est également permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation. Elle estime que, bien que les termes utilisés par M. Desjardin aient pu conduire à une interprétation inappropriée, ils restent néanmoins dans les limites de l’exagération ou de la provocation admissibles.

La Cour ajoute que le support utilisé, un tract, ne se prêtait manifestement pas à développer l’argumentation détaillée du requérant sur la politique de l’ancienne équipe municipale quant au contrôle de la qualité des eaux de la commune. En outre, ce tract était distribué par des militants et le candidat lui-même, l’objectif étant précisément de rendre public l’engagement politique de ce dernier. En fin, la Cour estime que le caractère modéré de la condamnation de l’intéressé ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans son droit à la liberté d’expression.

La Cour conclut, à l’unanimité :

- à la violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme du fait de la condamnation du requérant pour avoir distribué, dans le cadre d’une campagne électorale, un tract dont le contenu fut jugé diffamant par les juridictions françaises.

En application de l’article 41 de la Convention, la Cour conclut  que le constat de violation suffit à réparer le préjudice moral subi par l’intéressé, et alloue à ce dernier 150 Euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 800 EUR au titre des frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en français.)

 

PERQUISITIONS EFFECTUEES AU DOMICILE ET AU BUREAU DU REQUERANT, JOURNALISTE DE PROFESSION

 

TILLACK c. Belgique

27.11.2007

violation de l’article 10

 

Hans Martin Tillack est un ressortissant allemand né en 1961 qui réside à Berlin. Journaliste à l’hebdomadaire allemand Stern, il était détaché à Bruxelles d’août 1999 à juillet 2004, et chargé de suivre la politique de l'Union européenne et le fonctionnement des institutions européennes.

En février et mars 2002, M. Tillack publia dans le Stern deux articles écrits à partir de documents confidentiels de l'Office européen pour la lutte anti-fraude (l’O.L.A.F.). Le premier article relatait les allégations d'un fonctionnaire européen faisant état d'irrégularités commises au sein des institutions européennes, et le second était relatif aux enquêtes internes menées par l'O.L.A.F. au sujet de ces allégations.

Soupçonnant le requérant d’avoir corrompu un fonctionnaire en lui versant 8 000 EUR en échange d'informations confidentielles relatives à des enquêtes en cours au sein des institutions européennes, l’O.L.A.F. ouvrit une enquête interne afin d'identifier l’auteur de ces divulgations. Cette enquête n’ayant pas abouti à l’identification de l’agent à l’origine des fuites, l’O.L.A.F. déposa, en février 2004, une plainte contre M. Tillack auprès des autorités judiciaires belges lesquelles ouvrirent une instruction contre X pour violation du secret professionnel et corruption active et passive de fonctionnaire.

Le 19 mars 2004, le domicile et le bureau du requérant furent perquisitionnés ; la quasi-totalité des documents et instruments de travail de l’intéressé furent saisis et mis sous scellés (16 caisses de documents, deux boîtes d'archives, deux ordinateurs, quatre téléphones portables et un meuble métallique). Le requérant demanda vainement la mainlevée des mesures de saisie.

Dans l’intervalle, le requérant saisit le médiateur européen. En mai 2005, le médiateur rédigea un rapport spécial pour le Parlement européen dans lequel il conclut que les soupçons de corruption de la part du requérant étaient fondées sur de simples rumeurs propagées par un autre journaliste et non pas par des parlementaires européens comme l’avait soutenu l’O.L.A.F. Dans sa recommandation, le médiateur conclut que l'O.L.A.F. devait reconnaître qu'il avait fait des déclarations fausses et trompeuses dans le cadre de ses observations au médiateur.

Le requérant soutenait notamment que les perquisitions et saisies opérées à son domicile et à son bureau ont emporté violation de son droit à la liberté d'expression.

 

Décision de la Cour

Article 10

La Cour rappelle le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique et la protection des sources journalistiques, pierre angulaire de la liberté de la presse.

Dans la présente affaire, la Cour estime que les perquisitions litigieuses s’analysent en une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant. Cette ingérence était prévue par le code d’instruction criminelle belge et avait pour but légitime la défense de l'ordre public et la prévention des infractions pénales, et elle visait aussi à empêcher la divulgation d'informations confidentielles et à protéger la réputation d'autrui.

Sur le point de savoir si une telle ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour relève notamment qu’au moment où les perquisitions eurent lieu, il est évident qu’elles avaient pour but de dévoiler la provenance des informations relatées par le requérant dans ses articles. Les mesures tombaient donc dans le domaine de la protection des sources journalistiques.

A cet égard, la Cour souligne que le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l'illicéité des sources, mais un véritable attribut du droit à l'information, à traiter avec la plus grande circonspection. Ceci vaut encore plus en l'espèce, où le requérant était soupçonné sur le fondement de vagues rumeurs non étayées, ce qui s'est confirmé par la suite par le fait qu’il ne fut pas inculpé. La Cour tient également compte de l’ampleur de la saisie opérée en l’espèce.

Pour conclure, la Cour estime que si les motifs invoqués par les juridictions belges peuvent passer pour « pertinents », ils ne peuvent être jugés « suffisants » pour justifier les perquisitions incriminées.

 

La Cour conclut, à l’unanimité :

- à la violation de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, en raison des perquisitions effectuées au domicile et au bureau du requérant, journaliste de profession.

Au titre de l’article 41 de la Convention, la Cour alloue au requérant 10 000 Euros (EUR) pour dommage moral, ainsi que 30 000 EUR pour frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en français.)

 

La   teneur des passages   de nature à attiser la violence et la haine, excède ce qui est tolérable dans le débat politique, même à l’égard d’une personnalité occupant sur l’échiquier une position extrémiste

LINDON, OTCHAKOVSKY-LAURENS ET JULY c. FRANCE

22 octobre 2007

Non-violation de l’article 10

non-violation de l’article 6 § 1

 

En août 1998, la société P.O.L. publia le roman de M. Lindon intitulé « Le procès de Jean-Marie Le Pen ». Cet ouvrage relate le procès d’un militant du Front national qui, alors qu’il collait des affiches de son parti en compagnie d’autres militants, a tué de sang-froid un jeune Maghrébin et qui a ensuite revendiqué le caractère raciste de ce crime. Il s’inspire de faits réels et notamment des meurtres, en 1995, de Brahim Bouaram, jeune marocain jeté dans la Seine par des skinheads en marge d’un défilé du Front national, et d’Ibrahim Ali, jeune français d’origine comorienne tué à Marseille par des militants de ce même parti. L’ouvrage pose la question de la responsabilité de M. Le Pen, président du Front national, dans les meurtres commis par des militants, ainsi que de l’efficacité du combat contre l’extrême droite.

Les requérants soutenaient que leur condamnation pénale avait emporté violation de l’article 10 de la Convention. Par ailleurs, invoquant l’article 6 § 1, M. July alléguait que sa cause n’avait pas été entendue par un tribunal indépendant, deux des trois magistrats qui composaient la formation de la cour d’appel dans sa cause ayant déjà siégé dans la formation qui avait précédemment condamné MM. Lindon et Otchakovsky-Laurens.

 

Décision de la Cour

Article 10

La Cour estime que la condamnation des requérants trouve sa base légale dans des textes clairs (articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse). La jurisprudence des tribunaux français indique que l’article 29 de la loi couvre la fiction, dès lors qu’il s’agit de l’atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne désignée de manière claire. En outre, selon la Cour, l’ingérence poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

Concernant l’auteur et l’éditeur

Ceux qui créent ou diffusent une œuvre, littéraire par exemple, contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensable à une société démocratique. Il en résulte l’obligation, pour l’Etat, de ne pas empiéter indûment sur leur liberté d’expression. La Cour constate toutefois que la sanction prononcée contre MM. Lindon et Otchakovsky-Laurens ne vise pas la thèse développée dans l’ouvrage litigieux mais uniquement le contenu de certains passages de celui-ci.

Elle rappelle que le romancier, tout autre créateur et quiconque se prévaut de sa liberté d’expression assume des devoirs et responsabilités.

Les conclusions des juridictions internes sur le caractère diffamatoire ou non des passages en question ne prêtent pas le flanc à la critique, eu égard au contenu virulent des écrits litigieux et au fait qu’ils visaient nommément le Front national et son président.

En outre, il ressort que c’est à décharge que la cour d’appel a recherché les propos à l’égard desquels l’auteur exprimait une réelle distance dans son ouvrage. De fait, la mise en œuvre de ce critère l’a conduite à conclure que l’un des quatre passages n’était pas diffamatoire.

La Cour juge également compatible avec sa jurisprudence la conclusion de la cour d’appel selon laquelle les trois passages n’avaient pas fait l’objet des vérifications minimales. Afin d’évaluer la justification d’une déclaration, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante. En règle générale, cette distinction n’a pas lieu d’être s’agissant d’écrits figurant dans un roman. Elle retrouve néanmoins toute sa pertinence dès lors que, comme en l’espèce, l’œuvre litigieuse ne relève pas de la pure fiction mais intègre des personnages ou des faits réels. Il était d’autant plus acceptable d’exiger des requérants qu’ils démontrent que les allégations contenues dans les passages du roman jugés diffamatoires reposaient sur une « base factuelle suffisante » que, comme l’a souligné la cour d’appel, elles tenaient non seulement du jugement de valeur mais aussi de l’imputation de faits. Dans l’ensemble, la Cour estime que la cour d’appel a adopté une démarche mesurée et a procédé à une appréciation raisonnable des faits.

Au regard du contenu des écrits litigieux, la Cour juge également compatible avec sa jurisprudence la conclusion de la cour d’appel selon laquelle ils manquaient de « mesure ».

Il est vrai que si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant, notamment, au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos.

Il est vrai également que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme ou d’un parti politique – tels que M. Le Pen et le Front national –, visé en cette qualité, que d’un simple particulier. Il en va d’autant plus ainsi en l’espèce que M. Le Pen, homme politique de premier plan, est connu pour la virulence de son discours et ses prises de positions extrêmes, lesquelles lui ont valu des condamnations pénales pour provocation à la haine raciale, banalisation de crimes contre l’humanité et consentement à l’horrible, apologie de crime de guerre, injures contre des personnes publiques et insultes. De ce fait, il s’expose lui-même à une critique sévère, et doit donc faire preuve d’une tolérance particulière à cet égard.

La Cour estime néanmoins qu’en l’espèce la cour d’appel a procédé à une appréciation raisonnable des faits en retenant qu’assimiler un individu, fût-il un homme politique, à un « chef de bande de tueurs », affirmer que l’assassinat perpétré par un personnage même de fiction a été « recommandé » par lui et le qualifier de « vampire qui se nourrit de l’aigreur de ses électeurs mais aussi parfois de leur sang », « outrepasse (...) les limites admises en la matière ».

Considérant que les acteurs de luttes politiques doivent conserver un minimum de modération et de bienséance, la Cour estime également que la teneur des passages était de nature à attiser la violence et la haine, excédant ainsi ce qui est tolérable dans le débat politique, même à l’égard d’une personnalité occupant sur l’échiquier une position extrémiste. La Cour parvient en conséquence à la conclusion que la « sanction » prononcée contre les requérants repose sur des motifs « pertinents et suffisants ». Le montant de l’amende prononcée contre les intéressés est mesuré. La Cour estime que les mesures prises contre les requérants n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi et que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression était nécessaire dans une société démocratique.

Concernant le journal

Il apparaît que M. July a été condamné parce que Libération avait diffusé une pétition retranscrivant des extraits du roman qui contenaient des « imputations particulièrement graves » et des termes outrageants, dont les signataires, qui reprenaient ceux-ci à leur compte, déniaient le caractère diffamatoire alors qu’ils avaient été jugés tels en la cause de MM. Lindon et Otchakovsky-Laurens.

La Cour rappelle que le droit des journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé à condition qu’ils agissent de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique. L’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour les médias même s’agissant de questions d’un grand intérêt général. De plus, ces devoirs et responsabilités peuvent revêtir de l’importance lorsque l’on risque de porter atteinte à la réputation d’une personne nommément citée et de nuire aux « droits d’autrui ». Ainsi, il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation qui leur incombe de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires à l’encontre de particuliers.

Eu égard au caractère mesuré de l’amende et des dommages et intérêts auxquels M. July a été condamné, à la teneur des écrits litigieux et à l’impact potentiel sur le public des propos jugés diffamatoires du fait de leur diffusion par un quotidien national largement distribué, la Cour juge l’ingérence litigieuse proportionnée au but poursuivi. La Cour conclut que le juge national pouvait raisonnablement tenir l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression pour nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation et les droits de M. Le Pen et du Front national.

Partant, il n’y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef d’aucun des requérants.

Article 6 § 1

Quant à M. July, sa crainte d’un manque d’impartialité tient au fait que deux des trois membres de la formation de jugement de la cour d’appel ayant condamné l’intéressé pour diffamation avaient auparavant statué sur le caractère diffamatoire de trois des passages litigieux du roman dont il est question dans la pétition. La Cour comprend que pareille situation puisse susciter des doutes chez M. July quant à l’impartialité du « tribunal » ayant jugé sa cause, mais estime que ces doutes ne sont pas objectivement justifiés.

En outre, la Cour ne décèle aucun élément tendant à indiquer que lesdits juges se soient sentis personnellement visés par l’article incriminé. Rien ne permet donc de considérer que les deux magistrats dont il est question aient statué sous l’influence de préjugés personnels.

La Cour constate que, bien que connexes, les faits des deux affaires ne sont pas identiques et que l’« accusé » n’est pas le même. Il est en outre patent que les décisions rendues en la cause de MM. Lindon et Otchakovsky-Laurens ne contiennent aucune anticipation quant à la culpabilité de M. July.

Dans l’arrêt rendu le 21 mars 2001 en la cause de M. July, la cour d’appel de Paris renvoie, quant au caractère diffamatoire des passages litigieux, à l’arrêt qu’elle avait prononcé le 13 septembre 2000 en la cause de MM. Lindon et Otchakovsky-Laurens. La Cour n’y voit cependant pas une justification objective des craintes de M. July quant à un manque d’impartialité des juges. L’arrêt du 13 septembre 2000 avait retenu le caractère diffamatoire de certains passages de l’ouvrage. Cet aspect du jugement était définitif et avait acquis l’autorité de la chose jugée pour la cour d’appel et toute autre juridiction.

Le problème de la bonne foi ou de la mauvaise foi de M. July restait, lui, entier et n’avait pas été préjugé par le premier arrêt. Rien ne permet d’indiquer que ces juges aient été liés de quelque manière que ce soit par leur appréciation dans la première affaire.

Concluant que les appréhensions que M. July a pu nourrir quant à l’impartialité de la cour d’appel ne sauraient passer pour objectivement justifiées, la Cour dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

La Cour conclut :

- par treize voix contre quatre, à la non-violation de l’article 10 concernant les condamnations de l’auteur et de l’éditeur; et concernant la condamnation pour diffamation du directeur de la publication du quotidien Libération,

- à l’unanimité, à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant à l’équité de la procédure dirigée contre le journal.

 

Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France nos 21279/02 et 36448/02 22/10/2007 Non-violation de l'art. 10 ; Non-violation de l'art. 6-1 Opinions Séparées : le  juge Loucaides a exprimé une opinion concordante et les juges Rozakis, Bratza, Tulkens et Šikuta ont exprimé une opinion dissidente commune

Droit en Cause Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, articles 29, 32, alinéa 1, et 42

Jurisprudence de Strasbourg Alinak v. Turkey, no. 40287/98, §§ 41-43, 29 March 2005 ; Brasilier v. France, no. 71343/01, § 41, 11 April 2006 ; Cantoni v. France, judgment of 15 November 1996, Reports of Judgments and Decisions 1996-V, § 35 ; Chauvy and Others v. France, no. 64915/01, §§ 43-45, ECHR 2004-VI ; Craxi v. Italy (no. 3), decision of 14 June 2001, no. 63226/00 ; Gautrin and Others v. France, judgment of 20 May 1998, Reports 1998-III, § 58 ; Hertel v. Switzerland, judgment of 25 August 1998, Reports 1998-VI, pp. 2329-30, § 46 ; Karatas v. Turkey [GC], no. 23168/94, § 49, ECHR 1999-IV ; Kyprianou v. Cyprus [GC], no. 73797/01, §§ 118, 119, ECHR 2005-XIII ; Lopes Gomes da Silva v. Portugal, no. 37698/97, § 35, ECHR 2000-X ; Mamère v. France, no. 12697/03, §§ 19, 20, 22 et 25, ECHR 2006 ; Oberschlick v. Austria (no. 2), judgment of 1 July 1997, Reports 1997-IV, § 31-33 ; Padovani v. Italy, judgment of 26 February 1993, Series A no. 257-B, § 26 ; Pedersen and Baadsgaard v. Denmark [GC], no. 49017/99, §§ 68-71, 76, 77, 78, ECHR 2004-XI ; Radio France and Others v. France, no. 53984/00, ECHR 2004-II, § 40 ; San Leonard Band Club v. Malta (no. 77562/01, § 63, ECHR 2004-IX ; Steel and Morris v. the United Kingdom, no. 68416/01, §§ 87, 88-89, ECHR 2005-II ; Sürek v. Turkey (no. 1) [GC], no. 26682/95, §§ 61, 62-63, 64, ECHR 1999-IV ; Thomann v. Switzerland, judgment of 10 June 1996, Reports 1996-III, § 35 ; Vides Aizsardzibas Klubs v. Latvia, no. 57829/00, § 40, 27 May 2004 ; Wirtschafts-Trend Zeitschriften-Verlags GmbH v. Austria, no. 58547/00, § 37, 27 October 2005 (L’arrêt existe en français et en anglais.)

 

 

L’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10.

 

FLUX ET SAMSON c. MOLDOVA

23 octobre 2007

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