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F&C - DEPARTEMENT DROITS FONDAMENTAUX
Droits de l'Homme
Plaidoirie de Me
Bertrand FAVREAU
Partie civile dans le procès
de Maurice PAPON
Extraits de « Le droit,
la justice, l'humanité » / Bertrand Favreau
édité chez la Fabrique du Passant,
2001
Copyright © Editions du Passant, 2001
Contre Maurice Papon*
« Homo
sum : nihil humanum a me alienum puto »
Térence, « L’Homme qui
se punit lui-même » (I, 1, 25)1.
L |
e
président. Maître Favreau, nous vous écoutons.
Maître
Bertrand Favreau.- Monsieur le
Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, Mesdames et Messieurs les Jurés,
Maître Michel Tubiana a eu raison de mener le
débat jusqu'à la hauteur où il a bien voulu le placer. Le véritable enjeu de ce
procès, c'est bien «l’ignorance, l'oubli et le mépris des droits de
l'homme » qui sont toujours la cause des malheurs de l'humanité. Mirabeau
et Mounier le soutenaient déjà en 1789. C'est bien des droits de l’homme qu’il
s'agit dans ce procès.
Aussi,
avant d'aborder la partie que mes confrères m'ont assigné dans le cadre de
cette plaidoirie à plusieurs voix, voudrais-je rappeler qu'il y a cent ans la
Ligue des Droits de l'Homme a été fondée par Ludovic Trarieux, sénateur de la
Gironde, effrayé qu'il était, en 1898, au moment de l'affaire Dreyfus, par «les
clameurs retentissantes de "A bas et à mort les juifs !" »,
et que nous sommes ici parce que moins de cinquante ans après ce rêve généreux,
ces mêmes clameurs ont repris mais avec une force décuplée, entraînant un
séisme de mort tel que l'humanité n'en avait jamais connu...
Comment
ne pas se souvenir aussi que, par un concours de circonstances que seule
l'Histoire rend possible, il aura fallu cinquante ans de plus presque jour pour
jour, pour qu’en 1948, après une projection du drame à l'échelle de l'humanité,
une nouvelle charte, la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, soit
lancée au monde pour rappeler inlassablement ce principe : « Les
hommes naissent et demeurent, libres et égaux en droit » ?
Faudra-t-il donc encore, Mesdames et Messieurs les Jurés,
l'horreur des charniers de Belzec, de Sobibor, de Maïdeneck, d'Auschwitz, de
Buchenwald ou d'ailleurs, pour que l'on se soucie de préserver enfin
durablement les droits de l'Homme ? Comme tant d'éminents juristes l'ont
rappelé, le «destinataire de tout droit, c’est l'homme ». Et c'est cette
justice là que vous allez devoir rendre.
« La vérité n’a pas de
contraire... »
Dans quelques jours, après les plaidoiries de la
défense, vous allez délibérer et auparavant Monsieur le Président, avant que
nous ne vous retiriez, vous relira solennellement cette formule sempiternelle -
Elle existe depuis des décennies. Elle
est même centenaire - : « La loi ne demande pas
compte aux juges des moyens par lesquels
ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils
doivent aire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une
preuve ; elle leur prescrit :
de s'interroger eux-mêmes, dans le silence et le recueillement
et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression
ont faite, sur leur raison, les preuves rapportés contre l'accusé et les moyens
de sa défense.
La Loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la
mesure de leurs devoirs : Avez vous une intime conviction ?».
C'est de ces moyens de défense qu'à mon tour je
dois vous parler. Depuis cinq mois -
ensemble, ici - nous cherchons la vérité.
Vous, avec assiduité et attention.
Nous, parfois écartés de ces longs débats par des obligations
impératives ou par les malheurs de la vie. Dans quelques jours, lorsque la voix
des parties civiles se sera tue, vous entendrez un autre un discours. Parce que tout propos appelle sa
réplique. Car, vous l'avez bien
compris, deux discours s'affrontent dans ce débat. Il vous appartiendra alors, et à vous seuls, de chercher puis de
dire où est la vérité.
Quelques temps après la guerre, le peintre Georges
Braque écrivait dans un recueil de pensées qui s'appelle "Le jour et la nuit", cet axiome : « La vérité n'a
pas de contraire» 2...
Il avait raison : la vérité n'a pas de contraire.
La vérité vous l'avez vue jaillir au cours de ces débats. Imprégnez-vous-en. Et pourtant, vous devez, car telle est la loi, écouter les moyens
de défense de l'accusé : celui qui au-delà de la vérité essaiera de vous
dire pourquoi il s’estime innocent et pourquoi il vous demande de ne pas le
condamner. Souvenez-vous alors de la
vérité qui est apparue si clairement au cours de ces longs débats. Le Blanc, le Noir... Le Jour et la Nuit...
Les «grands témoins » de Maurice
Papon sont venus vous dire ici que rien n'est jamais blanc, rien n'est jamais
noir et que la vérité était toujours grise.
Si la vérité peut être parfois grise, elle n'est jamais pour autant
"rose".
Que va alors vous dire - ou vous redire - Maurice
Papon ? Il va vous dire que ce procès
vient trop tard. Qu'il est poursuivi au
prix d'un anachronisme ! Et bien des
historiens, tel René Rémond, vous ont exhorté à éviter tout anachronisme.
Anachronisme ? La faute contre la
chronologie ! Le crime contre le
temps ! C’est vous qui le
commettriez ? On va vous dire : « Vous ne pouvez pas juger cette horrible période... Vous êtes trop jeunes... Vous ne pouvez pas
comprendre... C'était la Guerre ! » On va vous dire qu'au commencement
il avait la défaite et que la défaite expliquerait tout. Mais quel est, en vérité, le premier «oubli
de la mémoire » ?
Souvenez-vous : « LA DEFAITE !
L'exode ! Les familles dispersées ! ... ». La défaite,
certes. Bordeaux, juin 40. Gérard Boulanger a excellemment rappelé,
lundi, comment par un de ces symboles étranges - pour qui aime les concours de
circonstances ou les ironies de l'histoire - tout a commencé à Bordeaux, le 16
juin 1940, par la prise du pouvoir de Pétain avant que tout ne vienne y finir
prés de cinquante ans après. Puisque ce
procès est le dernier pour crime contre l'humanité lié à la seconde guerre
mondiale dans notre histoire.
Aujourd'hui, vous savez désormais mieux que
quiconque, après cinq mois, ce que signifient ces mots : « Vous ne pouvez
pas juger ! » Mon devoir est de vous mettre en garde. Car, Maurice Papon avait le choix entre
plusieurs systèmes de défense. Il les a
tous essayés pendant quatorze ans, les uns après les autres, au mépris de leur
contradiction et de cette vérité qui n'a pas de contraire.
Cette affaire commence en 1981. Toujours pour ceux qui aiment les symboles,
«quatre-vingt-un », c'est étrange.
On y voit l'effet d'un complot.
Politique, bien sûr. D'autres
diraient que 81 c'est le nombre exact des enfants déportés le 26 août
1942. Plus simplement,
«quatre-vingt-un », c'est à ce moment là que Michel Bergès trouve des
documents intéressants aux archives départementales de la Gironde et qu'ils
finissent dans les colonnes du Canard
enchaîné. Or, quelle est la
première réaction de Papon, alors qu'il est encore ministre du Budget dans le
gouvernement de Raymond Barre ? De
cela, il y a un témoignage de choix : la lettre de Roger Combaz, résistant
immense, rescapé du maquis des Glières. Combaz ! l'adjoint de Cusin, venu à Bordeaux en 1944 pour
nous libérer ! Il n'a jamais cessé de manifester une estime sincère à
Maurice Papon... jusqu'en 1981. Et, en 1981, il a lu l'article du Canard Enchaîné... Tout cela, il l'écrit
dans une lettre à Michel Slitinsky pour dire sa surprise et sa révolte contre
le fait que l'on puisse soutenir le contraire de la vérité. Il y écrit : « Si je défends l'action
de Cusin à la Libération, je ne saurais le suivre aujourd'hui lorsqu'il défend
Papon... »
A la lecture de l'hebdomadaire satirique, Roger
Combaz avait écrit à Maurice Papon une lettre sympathique mais quelque peu
malicieuse. Or, quelle ne fut pas sa surprise de recevoir trois jours après un
appel téléphonique de Papon pour... l'inviter à déjeuner. Il accepte et au cours de cette même
conversation, Papon demande à Combaz quelle attitude il doit adopter pour sa
défense. Combaz lui dit qu'à sa place
il répondrait : « Oui bien sûr...
je suis le premier à savoir que...
mais je n'étais pas libre... quiconque à ma place aurait été dans
l'obligation de... je comprends toute
la peine faite aux familles que je respecte et m'excuse . . . ».
Et Combaz commente : « C'était plaider
les circonstances atténuantes pour des faits qui ne peuvent être
contestés ». « Des faits qui
ne peuvent être contestés », dit
bien Combaz, le «second » de Cusin en 1944. Or, Combaz s'est rendu à ce fameux repas dans un salon du
Ministère auquel assistaient Maisonneuve, Roger-Samuel Bloch et Cusin. Et, il écrit : «J'ai eu la stupeur - il écrit "la stupeur !"- d'entendre Papon m'affirmer sans ciller que
les documents étaient des faux et qu’au grand jamais il n'avait signé de
pareils papiers. J'ai été le seul à lui
dire « Papon ne vous engagez pas dans cette voie dangereuse... etc... »
et il ajoute : «J’en suis sorti
scandalisé»3. Scandalisé, dit Combaz, par ces honteuses dénégations !
Maurice Papon avait le choix de ses moyens de
défense. Alors, dans quelle voie Papon «s’est-il
engagé» pour reprendre l'expression de Roger Combaz ? Que va-t-il vous dire à partir de la semaine
prochaine ? Et c'est son droit le plus absolu comme pour tout accusé. Il va vous refaire un discours qui se situe
malheureusement dans un autre âge. Il
va vous dire : « C'était la guerre, la défaite. C'était la France qui était ainsi. Vous ne pouvez pas comprendre ». Malheureusement, ce que vous ne pouvez plus tolérer dans ce
discours, c'est que la défaite - dont les historiens sont venus vous parler -
il y a des gens qui ne l'ont pas acceptée !
« Pour un vrai gaulliste : Vichy
est un bloc. »
Car si «le gouvernement de Bordeaux » est
bien le père du régime du Vichy, si c'est bien à Bordeaux que Vichy a commencé,
comme le soulignait le doyen Bonnard, dès 1940, il y eut deux France. «La
France Libre », «la France combattante », «la France
Résistante », celle que nous aimons qui a été minoritaire à ses
débuts. Mais il y a eu aussi la France
de Vichy : celle du régime porté au pouvoir par la défaite, la France
soumise à l'ennemi, contrôlée par l'occupant et cela dès le 17 juin. C'est à elle et à elle seule que la défaite
a toujours servi de justification. Celle là, c'est la France de Pétain... La France qui, par l'article 3 de
l'Armistice, a accepté la
«collaboration » dès avant Montoire.
Une collaboration que la défaite ne saura jamais justifier.
« Que pouvait-on faire d'autre ? » ont
dit tant de témoins nostalgiques ? L'Histoire déjà leur a répondu.
Et c'est là le véritable anachronisme que
d'oublier cette période. C'est de nier la réalité de l'histoire de 1940 à 1944,
l'espace qui s'écoule entre l'appel du 18 juin 40 et le débarquement du 6 juin
44. Et la nier pour pouvoir dire que
l'on a été, dès 40 ou 42, celui que l'on est devenu en 1944 ou après, lors d'un
retournement à la veille de l'épuration, traversée avec une souplesse
féline. L'anachronisme sert Papon !
C'est lui qui s'en sert. C'est pour lui
un moyen de réécrire l'histoire...
Certes, le Régime de Vichy est complexe,
changeant. Il comporte diverses périodes... etc. Cela peut-il permettre
d'oublier la réalité du régime de Vichy, ses valeurs, ses principes, ses
crimes ? De présenter les services
accomplis au profit de Vichy comme un acte de Résistance ? Peu importe,
Laval ou Darlan, c'est la même politique.
Pour un vrai gaulliste : Vichy est un bloc. C'est
un bloc dès le 11 juillet 1940 et donc du 18 juin 1940 jusqu'au 20 août 1944...
Et un bloc qui juridiquement n'existe pas.
Messmer, l'a rappelé, ici même : «Vichy est nul et non avenu ». De Gaulle l'a écrit dans ses Mémoires. Il l'a dit dans son discours de Brazzaville, le 16 novembre 1940,
et, l'inspirateur du discours, René Cassin, l'a répété en décembre 1940 dans le
Courrier de la France Libre - que ne
lisait pas Maurice Papon - : « L'Etat français est illégal et
inconstitutionnel, il reste pour jamais l'autorité
de fait se disant gouvernement de Vichy... »4 Telle est la seule consigne qu'il fallait dès cette époque
retenir de la France libre ! Il n'y en aura jamais d'autre.
Dès lors, il y a un argument que ne peut pas
employer Maurice Papon - et il le sait - c'est la justification tirée du
«commandement de l'autorité légitime » qui ferait absoudre les
arrestations illégales et les séquestrations arbitraires. Car s'il le faisait,
il vous demanderait de réviser l'Histoire et de dire que le régime de Vichy
était une autorité légitime.
Pourtant, même dans cette période de suspension de
l'Etat de droit, il y avait une «subsistance» de la loi et les arrestations
arbitraires et la séquestration illégale étaient des notions du droit pénal
positif en vigueur dans les textes. Au demeurant, Papon, jeune étudiant à la
Faculté de droit de Paris, savait qu'aucune «loi » de Vichy n'a jamais
prescrit d'arrêter, de séquestrer les juifs pour les mener à la mort. L'article
114 du Code Pénal punissait - déjà - les attentats contre les libertés commis
par des fonctionnaires publics et notamment les arrestations arbitraires, c'est
à dire commises dans un cas où la loi ne le prévoit pas expressément.
Mais
va-t-on vous dire, cela c'était les textes applicables en temps de paix. Or,
«c’était la guerre ! » Ah ! Ce
discours, il est ancien. « La
guerre qui tue. Le fusil dans le
dos » dira Maurice Papon. Comme le Maréchal Pétain disait en 1945 :
« chaque jour un poignard sous la
gorge ».5
La guerre ? La réalité est tout autre. Non, on ne
peut pas réviser l'histoire : VICHY N'EST PAS EN GUERRE. Vichy est né de la volonté de ne plus faire
la guerre. La France de Vichy, c'est
celle qui a refusé de continuer à faire la guerre, celle qui a «cessé le
combat ». C'est la France de Pétain.
C'est le régime qui fait tirer sur les marins français qui continue à
combattre à Dakar, en septembre 1940, qui se félicite que les troupes
allemandes aient repoussé dans le sang des petits canadiens le débarquement de
Dieppe, le 19 août 1942 - (ce que l'on ne sait pas uniquement par la dépêche
que Pétain a affirmé n'avoir pas connue mais surtout par le consul, Krug von
Nidda, et le chargé d'affaire américain, Tuck) - c'est la France qui a combattu
le débarquement allié d'Afrique du Nord en novembre 1942 et qui a même envisagé
alors la cobelligérance aux cotés de l'Allemagne nazie. 6
Non, Vichy ce n'est pas la guerre contre les
«boches ». Il pratique la collaboration d'Etat avec les Nazis et cela
jusqu'à 1944 ! Que dit Laval lors du débarquement du 6 juin 1944 ? « Nous ne sommes pas dans la guerre,
vous ne devez pas prendre part aux combats... »7
Voilà ce qu'est le régime de Vichy, voilà pourquoi
il y a pire que l'anachronisme, c'est L'IMPOSTURE. Vichy n'est en guerre que contre ceux qui veulent se battre pour
la France. Vichy est en guerre contre
les résistants, les «terroristes », contre les communistes, contre les
juifs.
Jamais un «gaulliste » de 1942 ne pourrait
dire : « J'étais contraint d'obéir aux Allemands ». En 1942, la France de de Gaulle n'intéresse
guère Papon. Lui c'est la France
collaboratrice de Vichy qu'il sert. Et
l'administration de Vichy participe à des crimes monstrueux.
L'autre question qui se pose est : Pourquoi
Maurice Papon, ce jeune homme de 32 ans, est-il nommé en 1942 au service d'une
politique qui est aussi une idéologie.
Il faut le savoir, 1942, c'est la fin de la
« Révolution nationale » : Laval n'y croit pas ! C'est le
départ du Préfet, Pierre-Alype et d'Olivier Reige, le secrétaire général,
pourtant maréchalistes à tout crin –
eux, qui avaient notamment fait apposer un portrait du Maréchal de quelques huit
mètres sur six dans la cour intérieure
de la Préfecture, Rue Esprit des Lois - parce que, désormais, il faut des
hommes de confiance pour la mise en œuvre d'une autre politique, dont
l'histoire va démontrer qu'elle est plus nuisible encore. Vichy est en guerre,
mais en guerre contre les Juifs.
1942, c'est l'aboutissement de cette politique
qu'Alain Jakubowicz a décrite, hier. Il vous a rappelé comment avait été tissé
progressivement, de 1940 à 1942, le filet serré, le garrot destiné à étrangler
progressivement l'homme juif. Comment
il ne s'est pas passé de mois, de semaine, de jour, sans que soit édictée dans
les bureaux de Vichy - et notamment au «secrétariat général à
l'Administration » d'un Ministère de l’intérieur, alors dirigé par Pucheu
- une nouvelle circulaire toujours plus sophistiquée, plus tatillonne, pour
améliorer davantage cette persécution dans tous les compartiments de la vie
quotidienne. Jusqu’à la privation du récepteur de TSF, jusqu'à l'obligation de
se dénoncer pour pouvoir se ravitailler, suprême raffinement, imaginé par
Darquier de Pellepoix, en décembre 1942, obligeant toute personne de race juive
à faire apposer sur sa carte d'alimentation la mention « Juif » sous
peine d'emprisonnement d'un mois à un an, c'est à dire à se déclarer, se
dénoncer ou mourir de faim.
« Il n'est rien qui n'ait son langage..."
1942, c'est la reprise en mains du pays tandis que
le régime - déjà policier - se durcit.
A la Révolution nationale succède la répression d’état : à l'été 42,
c'est la chasse à l'homme qui commence.
L'homme va traquer l'homme.
C'est ce que Maurice Papon, Sabatier, Chapel ont été chargés de faire à
Bordeaux.
Or, Laval a besoin pour cela d'hommes sûrs. Le
successeur de Sabatier au secrétariat général à l’Administration, à Vichy,
s'appelle Georges Hilaire. Il a été condamné à la Libération. Il a écrit un livre d'auto-justification
qu'il l'a signé sous un pseudonyme : Julien Clermont. C'est une tentative de réhabilitation de Laval et le titre du
livre suffit à démontrer que c'est un plaidoyer en faveur de la politique de
Laval et non un document à charge :"L'homme
qu'il fallait tuer Pierre Laval".
Dans ce livre, dialogue entre l'auteur et Laval, pour exonérer Laval, il
explique ce qu'il attendait de ses préfets. Et il cite Laval :
« Ce que j'attends de mes préfets ? Je te le répète : C'est de
comprendre les circonstances, de savoir déchiffrer, je ne dis pas mes
instructions, mais ma politique ».8
C'est
la politique que Maurice Papon vient mettre en vigueur à Bordeaux. Or, cette politique, quelle est-elle ? -
Marc-Olivier Baruch et Philippe Burrin vous en ont parlé - : La COLLABORATION
encore plus étroite avec l'Allemagne. Et la mise en œuvre d'une nouvelle étape
: la livraison d'hommes et non plus seulement de l'argent et des matières
premières. On va désormais livrer la jeunesse du pays comme main d’œuvre pour
l'industrie de guerre nazie que demande toujours plus nombreuse le Gauleiter
Sauckel et on va aussi livrer des Juifs...
En échange de rien du tout... de
quelques prisonniers de guerre libérés.
C'est en ce sens que Papon est bien un serviteur
de Vichy. Un serviteur du Vichy de Pétain et de Laval et un serviteur du Laval
de la période 1942-1944, c'est à dire de la pire période de la
collaboration. C'est pourquoi il accepte
de travailler avec ce jeune homme distingué, ce Garat, qui était membre jusqu'à
1942 des Amis du Maréchal avec la
carte n° 3482 - c’est à la côte D 2934 du dossier - et qui était, en 1939, membre du parti de Doriot, qui fidèle à sa
dérive fasciste est mort en uniforme d'officier des Waffen SS sur une route
d'Allemagne en 1945, son parti, le PPF, ayant été - comme vous l'a rappelé dans
sa belle plaidoirie Joe Nordmann -
financé par les nazis avant et après l'Armistice.
Et naturellement, Maurice Papon a retrouvé le
langage de ces hommes auxquels il aimait se joindre, lors de conférences, comme
celle des « Amis du Maréchal »,
où il se trouvait, le 27 janvier 1943, tandis qu'à ses cotés M.
Bourrut-Lacouture venait y représenter le Préfet régional. (Côte D. 2342). Il a adopté pour moyens de défense les
thèmes éternels des collaborateurs à la Libération, les arguments honteux de
tous ceux qui ont été poursuivis, en 1950, 52 ou 54, devant des juridictions
lors des procès de collaboration, d'intelligence avec l'ennemi, de trahison, ou
pour crimes de guerre, y compris les formes récurrentes des propos des
criminels nazis au procès de Nuremberg, qui sont – eux - les véritables
bourreaux. Et il veut nous imposer ce qu'ont dit d'autres avant lui. C'est ce discours révélateur qui doit être
scruté.
Que nous enseigne le bon M. de la Fontaine :
« Car tout parle dans l'univers
Il n'est rien qui n'ait son langage »
Souvenons-nous : c'est l'épilogue du «Vieillard et des trois jeunes hommes »
Que nous dit, donc, le langage de Papon ? Son
langage, lui, contrairement à ce qu'il croit, ne peut plus nous tromper.
Son premier thème - obsessionnel ! - c'est le
thème du complot. Depuis longtemps,
Maurice Papon affirme qu'il est victime d'un complot. Un complot contre lui, qu'on dirigerait, organiserait, un complot
contre la France dont au demeurant il ne nous a pas à ce jour livré les
composantes.
En 1988, il déclarait au Juge d'instruction (Côte
D 391, le 8 juillet 1988) : « On
veut créer un climat nuisible aux intérêts de la France en essayant d'engager
sa responsabilité dans le génocide perpétré il y a plus d'un
demi-siècle. »
En 1995, il parlait (Côte D 3242 du 11 juillet
1995) d'une «tentative de culpabiliser peu à peu la nation française par
l'entremise de Vichy afin que soit rompue la cruelle solitude de l'Allemagne
dans le génocide des Juifs ».
Mais, tout cela n’est pas innocent ! Ce thème bien connu : c'est celui
de l'éternel complot contre la France...
Car, c'est là le deuxième postulat de ceux qui ont
choisi de vautrer dans la défaite, ceux qui affirment qu'il faut expier dans la souffrance, ce que psalmodiait en
permanence sur Radio-Vichy la voix
chevrotante du Maréchal ! Ce postulat c’était : « La France a été vaincue par un complot mené par les juifs,
les francs-maçons, les communistes et les étrangers ».
Or, ce complot nous le connaissons bien. Il est ancien et inhérent à
l'antisémitisme. En 1898, pendant
l'affaire Dreyfus, il s'agissait de celui «du parti juif, du syndicat des
traîtres ». En 1920, c'était le
faux célèbre fabriqué en Russie et publié par le Times, les fameux "Protocoles
de la Sagesse de Sion" qui dénonçaient les préparatifs d'appropriation
de tous les moyens de production par les Juifs. En 1938, que disait le journal
l'Action française ? « Les
juifs veulent la guerre et vouloir la guerre c'est ne pas être
français ».
Qu'écrivait, en septembre 1938, Je suis partout, dont les principaux
collaborateurs et notamment Robert Brasillach seront condamnés ou fusillés à la
Libération ? « La guerre qui
vient est la guerre des Juifs ».
Que répétait Laval, le 15 décembre 1942, dans le Moniteur du Puy de Dôme ?
« Ceux qui escomptent la victoire américaine ne veulent pas comprendre que
Monsieur Roosevelt apporte, dans ses bagages, le double triomphe des juifs et
des communistes ».
« Un crime de bureau, un crime de
papier, froid segmenté »
Il est vrai qu'il manque dans ce procès d'assises,
ce qu'il y a dans tous les procès d'assises.
Il y a, aux pieds de la Cour et des Jurés, une table sur laquelle
figurent les pièces à conviction. Et
parmi ces pièces, il y a l'arme du crime dans une poche scellée. Ici - et Maurice Papon le sait - il n'y a
pas d'arme, pas de pistolet, pas de couteau etc. Le crime contre l'humanité se laisse difficilement appréhender. Trente trois tomes d'un dossier, pas d'arme
parce que c'est un crime de bureau, un crime de papier, froid segmenté. Parce que c'est le crime contre l'humanité,
celui qui a abouti au génocide et dont le criminel n'a pas vraiment d'arme
entre les mains. L'arme du crime c'est
parfois un stylo, souvent des coups des téléphones émanant du titulaire d'une
fonction spécifique, fonction nécessaire dans une chaîne pour perpétrer le
crime et permettant de transformer les individus en victime. C'est de cette difficulté, dont Papon veut
tirer avantage dans ses diatribes au cours de l'audience. Car, les moyens de défense de Maurice Papon sont
très simples. Le responsable c’était le
préfet régional. C'est Sabatier... . qui n'est pas Maurice Papon. C'est Garat, le chef de service, qui n'est
pas Maurice Papon. C'est Chapel, le
chef de cabinet du préfet qui... etc. . Pourtant : il ne saurait y avoir de confusion
entre les hommes. A cela toutes les
réponses - déjà - vous ont été fournies.
Et par d'autres que nous.
Structurellement - Marc-Olivier Baruch vous l'a dit - le secrétaire
général, «c’était le Préfet bis ».
Humainement, les témoins entendus sont formels : Papon c'était l'homme
de caractère, la personnalité forte entre le prudent et timoré Sabatier
(souvenons-nous du témoignage de Monsieur Adrien Castanet sur ce point) et
l'insignifiant et effacé Boucoiran. |
Dessin d'Edith Gorren - 13 mars 1898.(c)E.Gorren. |
Pratiquement enfin, - Jean Pierre-Bloch vous l'a
dit - Sabatier a déclaré à Marie-Madeleine Fourcade, à Daniel Meyer et à
lui-même, lors d'une visite pour la sentence du Jury d'honneur, que c'est Papon
qui s'occupait de tout et que des « questions juives », il n'en était
même pas informé. Peu importe que, par
la suite, ce vieillard ait subi des pressions pour l'exhorter à assumer a
posteriori la responsabilité juridique - sinon la mise en œuvre - qui découlait
de la «répression juive à Bordeaux », selon son expression, ce qui ne
voulait pas dire qu'il l'avait exécutée.
Le professeur André Gouron, vous l'a dit - il l'a
même écrit - Garat était un simple exécutant qui n'avait strictement aucun
pouvoir. Aucune marge de manœuvre. Garat, c'était, lui, un subalterne, celui
qui recevait les instructions et les exécutait d'autant plus qu'elles
correspondaient à son idéologie.
Et puis, Maurice Papon va dire et redire :
« Je n'avais pas de pouvoirs de police », « Délégation de
signature n'est pas délégation de pouvoir... » Nous y avons passé
plusieurs journées. Chacun s'est
exprimé longuement là-dessus, y compris moi-même, et je serais même prêt à m'excuser
de ces longueurs passées si j’étais sûr de n'y pas sacrifier à nouveau
aujourd'hui.
Oui, Maurice Papon l'a dit et redit. Que répond
Maurice Papon, le 5 juillet 1995, au conseiller instructeur ? (Côte D
3242) : « Les comptes rendus au Préfet et au Gouvernement n'impliquaient
la prise d'aucune initiative et partant d'aucune responsabilité. (Sinon celles
que j'assumais vis-à-vis des Allemands) ».
Que dit-il encore le 31 mai 1989 (Côte D 722) :
« Le Service des Questions Juives se borne à répercuter par voie de
comptes-rendus les contraintes imposées par les Autorités allemandes et le
devoir le plus élémentaire du subordonné est d'informer et d'éclairer au
maximum le chef responsable ». Ou bien : « C'est Garat qui gère les
dossiers, qui reçoit les listes et parfois les injonctions de l'autorité
allemande qu'il se contente de répercuter ». Ou encore : « M.
Garat [...] se préoccupe - et c'est dans le droit fil de sa mission - de
coordonner l'intervention de certains services comme celui de la sûreté ou celui
du ravitaillement ». De même, Maurice Papon ne va pas se priver de dire et
de répéter : « Je ne peux avoir aucune responsabilité car je n’avais aucun
pouvoir de police. Certes, ce pouvoir existait bien mais c'est le préfet de
région qui l'avait. Je n'avais pas de pouvoir de police active ».
Le rejet sur l'exécutant, c'est à dire sur la
police, des arrestations et des rafles a toujours été un des moyens de défense
des hauts fonctionnaires C'est même la
marque de l'homme de pouvoir. C'est ainsi, qu'à la Libération on a pu voir que
les policiers et notamment les commissaires ont été toujours plus sévèrement
sanctionnés que les préfets qui leur avaient donné des ordres. Le préfet de Lyon, Angéli, a finalement « écopé »
de quatre ans de prison quand le commissaire Coussinot qui lui avait obéi est
condamné à mort et exécuté.
Pourtant, à Bordeaux, la situation était bien
différente. Et, Maurice Papon lui-même
l'a expliqué à l'instruction (Côte D 3242, le 5 juillet 1995) en exposant
d'abord : « L'Intendance de Police relevait directement du préfet régional
et le cas échéant de son directeur de cabinet ». Mais en rectifiant plus
loin : « Il est bon de préciser qu'en fait, il y avait une sorte de
perméabilité entre Monsieur Chapel, Directeur de cabinet, et moi-même et à la
faveur de la présence ou de l'absence de l'un d'entre eux, l'autre le
suppléait ». Qu'y a-t-il à
rajouter après un tel aveu ?
Il n'est pas d'argument plus fallacieux que celui
qui consiste à dire : « Pourquoi m'a-t-on désigné, moi, comme coupable,
parmi 90 préfets, 90 secrétaires généraux dans chaque
département ?» Fallacieux, parce
que dans les autres départements, la situation n'était pas identique. Les secrétaires généraux n'avaient pas
nécessairement la délégation aux questions juives. Marc-Olivier Baruch vous l'a dit : il a étudié le fonctionnement
de toutes les préfectures de zone occupée.
Or, nulle part ailleurs il n'existait, comme à Bordeaux, de délégation
unique au secrétaire général comme celle du 20 juin 1942.
Papon n'est pas une victime expiatoire désignée
parmi tant d'autres. Et cela il le sait
fort bien. Confronté aux ordres de
réquisitions ou d'arrestations signés de sa main, il a lui-même expliqué le
caractère exceptionnel des pouvoirs qui lui ont été conférés par le Préfet
régional au conseiller instructeur, le 19 mai 1995 (Côte D 3122) :
« Comme M. [Jean] Morin le note justement, le service administratif des
juifs en relation par la force des choses avec l'Intendance de police, aurait
dû effectivement être attaché au cabinet du préfet régional, les questions de
police comme on le sait, m'échappant totalement. M. Sabatier en a jugé autrement, et peut être compte tenu de mon
inexpérience en la matière, aurais-je dû décliner la proposition de mon
chef ».
Dès lors, que peuvent bien signifier l'invocation
de simples actes de régularisation sans incidence sur les arrestations et sur
les rafles, voire les inlassables renvois sur les autres services : la
SIPO-SD, le Commissariat Général aux Questions Juives et son antenne bordelaise,
la SEC, l'Intendance de Police etc... ? Cet argument, qu'est-ce ? C'est l'usuel renvoi à l'hermétisme, au
cloisonnement des services. Mais cette
division des services, cette opacité administrative etc., ce fut l'argument de
tous ceux qui ont été poursuivis pour collaboration, pour trahison, y compris
les Allemands qui ont été retrouvés et ont été poursuivis pour leur passé. Et plus spécifiquement pour ce qui a trait
au crime contre l'humanité. La
définition du crime elle-même y répond.
Car le crime est toujours l’œuvre d'un autre service, indépendant,
distinct, différent, que l'on ne connaît même pas.
Je vous
en donnerai deux exemples : lorsque à Nuremberg, le 2 avril 1946, Edgar Faure
interroge Joachim von Ribbentrop - qui avait eu, lui, au moins le courage de se
reconnaître dans le principe responsable des actes de ses subordonnés - sur un
document qui prouvait que trois fonctionnaires de l'Ambassade d'Allemagne à
Paris, Abetz, Schleier et Zeitschel collaboraient avec Dannecker dans le règlement
des questions juives, Ribbentrop ne lance-t-il pas : « Je ne sais pas qui
est Dannecker». Une autre fois, il
répond : « Je ne sais pas. Je ne
connais pas ce document. Il était
inconnu de mes services ? »9
Qu'a dit Karl Oberg , le chef de la police de
Sûreté nazie en France, lui-même rattrapé par son passé et traduit avec son
second, Helmut Knochen, en septembre 1954, devant le Tribunal militaire de
Paris ? Il a lui-même soutenu, organigrammes à l'appui, qu'il ne s'en occupait
pas. Oberg, le signataire des accords Oberg-Bousquet, il a soutenu que ce
n'était pas de sa responsabilité, qu'il n'avait pas de pouvoirs sur la police
de sécurité - la fameuse Sipo-SD - en
France. Le responsable - s'il y en
avait un - c'était Knochen !
Alors n'y tenant plus, le Président
Boüssel-Dubourg a dit à l'interprète : « Voyons, il nous dit qu'il était
bien subordonné à Himmler, mais il ajoute que cela ne prouve pas qu'il était
chef de la Police en France ? ».
Et là s'instaure un dialogue aussi stupéfiant que certain de ceux que
nous avons pu entendre ici même :
- « Non - répond Oberg - car je n'étais
subordonné à Himmler que pour les questions purement techniques ».
- « Enfin, il vous transmettait des ordres
? »
- « Oui, mais purement techniques et sans
passer par moi-même. C'est Knochen qui
recevait cela ». ( Audience du 22 septembre 1954)
Et Oberg poursuivait
- « Je n'avais aucun pouvoir de ce
genre. J'étais simplement le subordonné
du Commandant militaire et le supérieur des Commandants de la Police d'Ordre et
de la Police de Sûreté et je fais remarquer que je n'avais aucun pouvoir sur
Knochen personnellement. »
- « Mais sur ses services ? rétorque le
président.
-
Je ne pouvais leur
donner un ordre quelconque sans passer par lui. »10
« Pour que les wagons arrivent à la
rampe d’Auschwitz, il faut qu'ils aient
été remplis quelque part »
« Aucun pouvoir de police ! » Combien de
fois a-t-on répété cet argument ? Il
sera le pivot de la défense. : « Une SIMPLE TRANSMISSION SANS
implication », sans INITIATIVE, de simples informations, de naïfs
comptes-rendus de «fonctionnaires qui font leur boulot »... C'est
tout.
Maurice Papon nous a dit, le 12 novembre 1997 :
« J'étais le porte-plume » du Préfet... un porte-plume
intelligent»... Et le pire de l'abomination pour le transfert des enfants, pour
le convoi du 26 août 42 : « On prévient les familles, on les informe... c'est tout... ». Il
l'a dit et répété : « Instructions et non actions»... «informations mais
pas actions"
Habiles précautions de langage qui ne trompent
personne. Des criminels de Nuremberg
jusqu'à leurs récents successeurs dans les prétoires, les accusés ont eu toujours recours à ce système de défense. Ce fut le cas de la plupart des accusés du
procès de Nuremberg, ce fut encore celui d'Oberg, de Knochen et même de
Barbie... Ils ne faisaient rien d'autre, selon eux : ils transmettaient des
ordres qui venaient d'ailleurs. Au début de juillet 1942, Oberg avait dit à
Laval : « Les trains sont prêts et, à tous prix, par n’importe
quel moyen, nous devons les remplir ».11
Lors de son procès, Oberg a expliqué qu'il recevait des ordres qu'il
transmettait et Knochen ne faisait rien d'autre que de transmettre les ordres
d'Oberg. D'ailleurs lorsque le
Président lui a demandé de quoi il se reconnaissait responsable, Oberg a
répondu : «Pour la transmission des
ordres, j’en prends l’entière responsabilité [...] J’étais responsable
uniquement de la transmission des ordres».12
« Avoir
transmis », là était, selon lui, sa seule faute.
Or,
le crime contre l'humanité qu'est-ce ? C'est la chaîne ininterrompue des
comportements... Même - et surtout - lorsqu'on s'appelle Marie Reille, on
n'arrive pas à Auschwitz par hasard.
Pour qu'une victime aille de Bordeaux à Auschwitz, il faut qu'elle ait
été désignée, arrêtée, détenue et transférée... La déportation, c'est d'abord la rafle ou l'arrestation.
Maurice Papon le sait. Il a parfaitement compris
où se situe sa responsabilité. Il l'a
compris mieux que personne : il a fait une analyse très claire de ce
nécessaire enchaînement des opérations, du cheminement du crime en six étapes
dans ses déclarations au conseiller instructeur – (Côte D 32425) - le 5 juillet 1995 :
« Dans
ce processus d'extermination, on peut dégager 6 phases successives''- c'est Maurice Papon lui-même qui parle et qui
expose avec lucidité le mécanisme - :
« 1°
à la base – précise-t-il - L'établissement des listes qui ont été
confectionnées après recensement en 1941 et je ne suis pas là.
« 2°
- Communication des listes aux autorités occupantes (ou utilisation )
« 3°
- Les arrestations
« 4°-
Les transports à l'intérieur du territoire national entre Mérignac et Drancy
a) Transfert de Mérignac aux trains
b)
Transfert de BORDEAUX à Drancy
« 5° - La déportation hors du
territoire national sur Auschwitz.
« 6°
- L'extermination » - dont
il s'empresse de préciser qu'elle est « non connue à l'époque ».
Ainsi, de son propre aveu, dans les quatre
premières étapes sur six - (car s'il ne
les a pas établies lui-même, ses services ont établi les listes, et surtout,
ont utilisé ces listes) - le rôle du
Service des Questions Juives dirigé par Papon est le rouage fonctionnellement
déterminant. Pour que les wagons
renfermant leurs victimes arrivent à la rampe d'Auschwitz, il faut bien qu'ils
aient été remplis quelque part. C'EST CELA LE CRIME CONTRE L'HUMANITE.
C'est le « traitement spécial » dont on
parlait en Allemagne mais dont on ignorait la nature. Les chefs de gare ne savaient rien, mais parlaient de
« convois spéciaux ». Et le 3
juillet 1942, Papon confie à Garat une «mission spéciale », puisqu’elle
était ainsi qualifiée. Oh ! Je
n'entends pas soutenir que Papon était au courant de la terminologie employée
par les nazis. Car nul ne s'y est
jamais trompé et personne n'a reproché ici à Maurice Papon ce qu'il n'avait pas
fait. Et je demande acte de ce que
jamais, ici, les parties civiles ne se sont trompées de cible puisqu'elles ont
toujours expliqué que Papon n'était que le complice des bourreaux. Pourtant, comment ne pas constater que dans
le même temps, des gens qui ne se connaissaient pas mais qui concouraient au
même crime trouvaient au même moment les mêmes mots pour ne pas le nommer
l'innommable, s'exprimaient avec le même vocabulaire, pour cacher l'abominable.
Le fonctionnement de ce service des Questions
juives, c'est cela le crime contre l'Humanité. Edgar Faure qui fut le procureur
adjoint français au procès de Nuremberg – définit ainsi ce qu'il appelle «la
bureaucratie de l'action criminelle »,
c'est à dire le crime bureaucratique ? Citons un extrait de son
réquisitoire qui vaut tous les commentaires :
« Chacun
des forfaits ou chacune des séries de forfaits dont on vous a parlé ou dont il
vous sera encore parlé, suppose toute une suite de transmissions : Les ordres
qui vont des supérieurs aux inférieurs, les demandes d'ordre ou les comptes
rendus, qui vont des inférieurs aux supérieurs, enfin les liaisons qui sont
assurées entre les échelons correspondants de différents services [... ] La
responsabilité du dirigeant supérieur est directement établie par le fait
qu'une action criminelle a été réalisée d'une façon administrative par un
service, dont la hiérarchie aboutissait à ce dirigeant ».13
Voilà le crime contre l'humanité.
« Le «double jeu »,
sauvegarde des "collabos" »
Alors face à cette évidence il reste à Maurice
Papon à trouver d'autres arguments. Il
ne s'en est pas privé. Je suis le
premier - je crois - à avoir rappelé dans cette enceinte à Maurice Papon son
droit de se défendre et j'ai rappelé ici même qu'il avait le droit de mentir
pour sa défense, ce qui est, avec le «droit de ne pas s'incriminer
soi-même », un droit fondamental, un des premiers «droit de
l'homme ». Mais vous, vous devez débusquer ses mensonges et chercher la
vérité.
Car Maurice Papon va ajouter : « De toutes
façons, signés ou non, transmis ou pas, ces documents et comptes-rendus ne
constituent pas des preuves contre moi parce que vous ne pouvez pas
comprendre. Il y avait un double jeu
! » (Ce qu'il a tenté de rectifier, le 3 mars dernier, en affirmant qu'il
n’avait jamais joué qu'un « seul jeu » ... mais sans dire exactement lequel ?) : « Je suis entré dans la Résistance. Il y a des ambiguïtés du langage que vous ne
pouvez pas comprendre... Double jeu
implique nécessairement double langage.
N’interprétez pas dans leur acception d'aujourd'hui les mots
« déchet » "discrimination , "triage" "Juifs
intéressants" et autres "il faut exécuter les ordres des
SS". Pas d'anachronismes ! Il faut les replacer dans le contexte de
l'époque... c'étaient des "ruses" pour tromper les
Allemands. » Ah ! l'anachronisme,
toujours...
Ah ! Le
"double jeu", sauvegarde des "collabos". Tous les
résistants s'y attendaient et le redoutaient à l'avance. Et parmi les premiers, Claude Bourdet, le
créateur du NAP - ce NAP auquel Papon n'a jamais appartenu - et du super-NAP,
Claude Bourdet - l'homme à qui Maurice Papon refuse de serrer la main devant
l'Arc de Triomphe, c'est dans le
dossier ! - a raconté ses hésitations à créer le NAP et le Super NAP. Pourquoi ? Parce que malgré le petit nombre
des agents répertoriés, il redoutait justement que cela puisse - je le cite – « fournir aux préfets, sous préfets,
secrétaire généraux et policiers et policiers le moyen de se racheter à bon
compte des erreurs, fautes ou crimes qu'ils commettaient par ailleurs »
et qu'à la Libération tous les fonctionnaires collaborateurs de Vichy ne
s'engouffrent dans cette brèche pour justifier leur comportement. Perspicace, cela ! Tout cela est dans
un beau livre, qu'il faut lire :
"L'aventure incertaine".14
Malgré cela, le NAP a bien été créé, et a compté 550 agents, mais Papon n’en a
jamais fait partie. On le sait, au demeurant, les membres de la préfectorale
« napés » - comme on disait - ont été arrétés, le 14 mai 1944. Et douze préfets sont partie de Compiègne pour la déportation.
Nous sommes là à l'épicentre de qui a été
l'argument-clef des collaborateurs de 1944-1945. Il n'y a eu d'ailleurs que ce discours là. Croyez-vous que qui que ce soit soit venu
revendiquer son adhésion à la politique de Vichy ? Certains, oui. Deux ont été au moins
« courageux » ou en tout cas logiques avec eux-mêmes : Joseph Darnand
et Fernand de Brinon qui, lors de leurs procès auront eu au moins le courage
d'aller au bout de leurs actes et d'aller courageusement au poteau
d'exécution. Mais tous les autres ont
invoqué qu'ils pratiquaient un «double
jeu » et servaient les intérêts de
la France résistante et combattante. Le
système avait d'ailleurs été inventé par Pétain lui-même dans un message aux
Français d'août 1944, juste à la veille de l'emporter dans ses bagages jusqu'à
Sigmaringen. C’est le fameux : « S’il est vrai que De Gaulle a levé
hardiment l'épée de la France, l’Histoire n’oubliera pas que j'ai tenu
patiemment le bouclier des Français ».15
Ce qui est déjà - un an à l'avance - le principal argument qu'il invoquera lors
de son procès. Lors de sa première et pratiquement seule déclaration, le 23
juillet 1945, il a dit : « L'occupation m'obligeait aussi contre mon gré
et contre mon cœur à tenir des propos, à accomplir certains actes dont j'ai
souffert plus que vous, mais devant les exigences de l'ennemi je n'ai rien
abandonné d'essentiel à l'existence de la patrie».16
C'est donc bien un thème récurrent du discours
collaborateur. Arno Klarsfeld avait
raison : Comme les émigrés de 1792,
Maurice Papon n'a «rien appris, ni rien oublié ».
Mais le summum de ce «double jeu » - une
phrase qui constitue une «perle »
tragique de notre Histoire, - c'est Laval qui l'a atteint, le 3 août
1945, lors de sa déposition au procès Pétain.
N'avait-il-il pas été jusqu'à déclarer publiquement : «Je souhaite
la victoire de l'Allemagne parce qu’etc. » ? Et bien ! Il a dit : « Vous n'avez pas compris. C'était une ruse, justement pour tromper les
Allemands » C'est qu'il a expliqué
en ces termes lors de son témoignage au procès Pétain, le 3 août 1945 :
« J'ai besoin de créer un climat de confiance
entre nos deux pays ; j'ai besoin dans toutes les négociations qui vont
s'ouvrir, qui étaient déjà ouvertes
avec Monsieur Sauckel, d'avoir un minimum d'autorité pour parler aux
Allemands. J'ai besoin qu'ils sachent
qu'ils croient que je joue un jeu honnête avec eux, parce que s'ils doutent de
moi, alors les exigences se feront plus rudes et les prises plus sévères. Alors je prononce ce mot et j'écris cette
phrase : Je crois et je souhaite la victoire de l'Allemagne, parce que sans
elle le communisme demain s'installerait partout en Europe. »17
C'est élémentaire n'est-ce pas ?
Mais il y a eu mieux. Le cynisme de l'argument a été poussé à son paroxysme par Jean
Luchaire, le chroniqueur des Nouveaux
temps, le délégué à la propagande du régime de Vichy qui s’est installé à
Sigmaringen, un ultra-collaborationniste, que même Pétain et Laval trouvaient
trop collaborateur ! Jusqu'à la mi-août 1944 - avant son départ en
Allemagne dans les fourgons de l'ennemi - il écrivait des articles sans
équivoque excitant à la collaboration avec les nazis, à la haine des Juifs, à
la haine de l'Angleterre et des alliés, à la haine de De Gaulle promis au
peloton d'exécution etc... et exaltant le nazisme bienfaisant, vantant la
« Relève » et l'engagement dans la « L.V.F. »
Il a été arrêté et traduit devant la Cour de
Justice de la Seine. Or, il n'y avait pas de pièces contre lui. Il n’y avait
que ses articles, ses appels à la haine mortifère que lui opposait le ministère
public. Qu'a-t-il répondu ? Il a dit
que ses articles, c'était le double-jeu, qu'il était devenu «résistant »
en 1942 - après avoir écouté la BBC ! - et que s'il avait continué dans
ses articles a prêcher la collaboration à outrance, c'est qu'il était obligé
d'agir ainsi pour que les Allemands ne s'aperçoivent pas de son double jeu et croient qu'il était avec eux.18
La Cour de Justice de la Seine ne se laissa impressionner ni par sa «résistance», ni par son «double jeu». Elle le condamna à
mort. Il a été fusillé.
«Chaque fonctionnaire français chargé
de s'occuper des questions juives se rend complice d'un crime. »
Alors
inévitablement intervient dans le discours de Maurice Papon, un autre thème
fondateur de l'idéologie de Vichy : le devoir d’obéissance et l’impossibilité
de démissionner. Avec une certaine
subtilité que Maurice Papon affecte de ne pas comprendre, le "Jury
d’honneur" qu'il a fait composer sur mesure en 1981, a eu au terme de
plusieurs pages, une conclusion : il «aurait DU DEMISSIONNER en juillet
1942 ». Cela est sa seule « conclusion », ainsi que j'ai eu
l'honneur de le faire préciser à M. Jean Pierre-Bloch lorsqu’il était à cette
barre. Or, en juillet 1942, Maurice
Papon venait juste d'arriver à Bordeaux.
Ce que dit donc le jury d'honneur, c'est qu'il n'aurait jamais du
accepter ou en repartir aussitôt. En
clair, il n'aurait jamais du accepter la besogne ignoble qu'on lui proposait à
Bordeaux.
Maurice Papon a dit : « La démission était
impossible. Démissionner, il n'en était pas question... Je ne démissionne
jamais... Démissionner c'est déserter ». Tous les criminels nazis, les
fonctionnaires et les préfets poursuivis à la Libération ont invoqué cet argument.
C’est d'ailleurs un des thèmes fondateurs du «pétainisme ». Le suc même de cette pensée a été sécrété
dès le 13 juin 1940, par le Maréchal Pétain lui-même, lors du deuxième conseil
des Ministres au château de Cangé, en Touraine, tandis que le Gouvernement
faisait route vers Bordeaux, lorsqu’il sortit un texte qu'il avait depuis
plusieurs jours dans sa poche et déclara : « Je resterai parmi le peuple
français pour partager ses peines et ses misères. L’armistice est à mes yeux la condition nécessaire de la pérennité
de la France éternelle ».19
C'est cela la charte fondatrice du «gouvernement
de Bordeaux » qui deviendra le
« Régime de Vichy » : « Cesser
tout combat - Ne jamais quitter le sol français - Souffrir et souffrir
encore » Mais Maurice Papon est plus habile encore que cela. Ce n’est pas à la mystique pétainiste qu’il
se réfère mais à la Résistance en disant : « J'étais mandaté par un réseau
de Résistance, j'obéissais aux déclarations du lieutenant-colonel Pierre
Tissier, qui avait, en 1942, dans un discours à la BBC - qu'il a écouté
celui-là puisqu'il ne parlait pas de l'extermination des Juifs ! - exhorté
les fonctionnaires à rester en place... ». Ce qu'il oublie de dire, c'est que cette exhortation de Tissier
précisait simplement que c'était « sous réserve de ne pas nuire aux
intérêts de la France ». La
question est alors : le service des questions juives de Bordeaux qui
participait à la déportation des Juifs nuisait-il ou pas aux intérêts de la
France ? De la France de Vichy,
certainement pas. De la France de la
Résistance, sûrement !
Décidément, Maurice Papon a écouté la BBC de manière très sélective. Il a dit, lors d’une l'audience, qu'en
Syrie, en 1940, il cherchait à écouter la Radio de Londres mais après son
passage à Vichy cette envie semble lui avoir passé. Et, s’il l’écoute,
il feint de ne pas comprendre les ordres de Tissier. Jean Pierre-Bloch,
qui a été un des inspirateurs de ce texte, vous a dit ici même : « Cela n'a jamais été un appel à
collaborer ». René Cassin, l'autre
grand juriste de la France Libre, le rédacteur de la Déclaration Universelle
des Droits de l'homme, disait clairement, le 22 août 1942 : « Le peuple de France jugera
impitoyablement ceux qui, ayant la possibilité d'agir n'auront pas travaillé et
combattu de toutes leurs forces en se retranchant derrière un serment sans
valeur ».20 Et le lieutenant-colonel Pierre Tissier
lui-même disait, le 15 septembre 1942 : « Institué
avec la complicité de l'ennemi, maintenu au pouvoir par la volonté de l'ennemi,
le pseudo-gouvernement de Vichy n’a pu promulguer que des actes aussi dénués de
valeur à l'égard du peuple français que les actes de l'autorité
occupante ».21
Enfin, il y eut une déclaration plus forte encore,
le 8 juillet 1943, qui révoquait la compréhension que l'on pouvait avoir du
message de Tissier. Que dit la
BBC ? : « Il faut que
chaque fonctionnaire français qui est chargé de s'occuper des questions juives
comprenne qu'en exécutant les ordres qu'il reçoit, il se rend complice d'un
crime... »22
Rester, c'était un crime. Tout était
dit.
Comment, aujourd'hui, Tissier peut-il être ainsi
utilisé comme s'il avait entendu avaliser les crimes qu'auraient commis les
fonctionnaires qui sont restés en fonction à Vichy contrairement aux intérêts de la France ?
A cela,
Maurice Papon a prévu une parade : « Démissionner, c'est bien, mais
rester c'était pouvoir sauver ».
Que ne l'a-t-il répété : « Je m'interdisais d'abandonner les
personnes en danger » (19 mai 1985- Côte D 3122). Le discours est connu.
Pétain déjà l'avait dit lors de son procès, le 23 juillet 1945 : « Au
contraire, pendant quatre années, par mon action, j'ai maintenu la France, j'ai
assuré aux Français la vie et le pain, j'ai assuré à nos prisonniers le soutien
de la Nation ».23
Et, Laval lui-même écrivait, le 22 septembre 1945,
au Garde des Sceaux, à la veille de son procès, qu'il était resté au pouvoir
parce qu'il voulait «essayer d'alléger pendant la période d'occupation les
souffrances des Français ».24
Ce discours a une première variante, celle qui
consiste à faire prendre conscience qu'un autre ce serait pareil. C'est en clair ce que Bousquet a dit lors de
son procès Haute Cour, le 23 juillet 1949 : « ... si nous
démissionnions, nous étions remplacés, le soir même, et le Gouvernement, le
soir même, était obligé dans les mêmes conditions, de réaliser les promesses
qui avaient été faites aux autorités allemandes».25
Mais il y a une variante plus subtile : celle qui
consiste à dire « un autre ce serait pire ». Cela, déjà, ce fut la
thèse du ministre de l'Economie du Reich, Walter Funk, lors de son procès à
Nuremberg. Walter Funk fut un des rares
accusés qui ait reconnu qu'il savait, qu'il avait compris, depuis le 9 novembre
1938, c'est à dire depuis la "Nuit de Cristal", l'incendie des
synagogues, les 91 juifs massacrés....... Et lors de son interrogatoire par un
officier américain, le 22 octobre 1945, Funk a déclaré : « Oui, je suis
coupable, c'est alors que j'aurais du démissionner. » Démissionner,
certes, mais il devait ajouter par la suite qu'il avait été «retenu dans ses
fonctions avant tout par l'idée que rien ne serait amélioré par sa démission,
qu'au contraire un successeur incapable et fanatique rendrait l'administration
encore bien plus radicale, alors qu'il pouvait espérer adoucir bien des malheurs
en restant en fonction. »26
C'est un des thèmes classiques du discours
collaborateur. Comme Papon, il disait
que s'il n'avait pas été là un autre eut été pire. Mais où situe-t-il le PIRE ?
Où était le pire pour plus de 1600 déportés de Bordeaux exterminés à Auschwitz
?
« Un sordide problème de
comptabilité »
Et l’on débouche alors immanquablement sur le
sempiternel argument de tous les coupables qui ne savent plus quoi dire. Ce que l'on appelle les sauvetages. C'est le «sauver ce qui peut être sauvé » de Laval dont Gérard Boulanger a parlé en
détail lundi. Ou le «don de sa personne
à la France pour atténuer son malheur »
de Pétain dans son discours de Bordeaux, le 17 juin 1940, à midi
trente... Argument éternel. Après la
Libération il n'est pas une personne compromise qui n'ait employé cet
argument. Plus on avait côtoyé les
nazis, plus on avait sauvé !
Mais celui qui a revendiqué d'avoir sauvé un
nombre innombrable de personnes, c'est Xavier Vallat, lui, le Commissaire aux
Questions Juives, de mars 1941 à mai 1942, qui indiquait pour sa défense qu'il
n'était pas au courant et qu'il avait tout fait pour sauver des juifs :
« Toutes ces opérations de police - écrit-il
- furent faites sur des ordres directs de Dannecker à la Préfecture de Police, et
sans que jamais le Commissariat en ait été informé à l'avance. Non seulement
aucune responsabilité ne peut être relevée à cette occasion à la charge du
Gouvernement français, mais nous fîmes tous nos efforts pour faire relâcher un
certain nombre de ces malheureux, et en tout cas pour améliorer leur sort. 850
malades furent libérés de Drancy : 700 fin octobre, 150, le 12 novembre ».27
N'avons-nous pas déjà entendu cela quelque part ? Dans cette
énumération, toujours sélective, il oublie seulement les 3000 morts du camp de
Drancy...
Et lorsque Bousquet lui-même, le signataire des
accords Oberg-Bousquet, qui a accepté d'arrêter et de livrer les Juifs
étrangers, comparaît devant la Haute Cour, le 22 juillet 1949, il dit :
« Je ne suis pas et je n'étais pas antisémite. Je le dis » (...) et
puis, plus loin : « Si cela me faisait plaisir, je pourrais remplir
ce prétoire et amener ici par centaines et par centaines les Israélites,
français ou étrangers, qui ont eu recours à mes offices dans le danger ; mais
ce n'est pas cela qui m'intéresse. »28
Et pour cause.
La grande justification de tous les collaborateurs
à la Libération a été qu'ils avaient sauvé des gens ! C'est le discours de ceux
qui n'ont plus rien à dire. C'est le
discours de Bousquet, c'est aussi le discours de Laval et de Vallat. Et cela débouche toujours sur un sordide
problème de comptabilité.
Laval lui-même, le grand sacrificateur des Juifs
étrangers et des autres, ne disait-il pas pour sa défense :
« Ainsi j'ai montré comment j'ai pu défendre
et protéger les Juifs français. Je ne
puis accepter la responsabilité des mesures inhumaines et injustes qui
frappaient les Juifs étrangers. Dans
toute la mesure de mes moyens, j'ai tenté de les sauver. J'ai obtenu notamment
que les enfants ne soient pas séparés de leurs parents, mais je ne pouvais agir
autrement que je l'ai fait sans sacrifier nos nationaux dont j'avais d'abord la
garde. [...] J'ai largement facilité l'exode individuel ou familial des Juifs à
l'étranger. J'ai essayé de négocier
l'envoi de cinq mille enfants Juifs aux Etats-Unis ou en Suède. »29
En réalité - nous le savons aujourd'hui - la
volonté n'était pas de sauver les enfants.
Au contraire : il s'agissait de les livrer. Ou, plus exactement, il fallait répondre à la demande des familles
qui réclamaient les enfants.
Qu'a dit Papon, le 6 septembre 1989 (côte D 730 p.
19), puis à l'audience : « Au demeurant, et les exemples sont nombreux,
maintes familles juives transférées se sont élevés contre la séparation d'avec
les enfants au moment où nous croyions bien faire, c'est à dire en juillet-août
1942 »
Mais cela c'est du Xavier Vallat pur !
Ecoutons-le ! Qu'a dit Vallat, le premier Commissaire Général aux
Questions Juives de Vichy ? : « ... les mères juives étrangères, désignées
en zone sud pour être internées à Compiègne et à Drancy, voulaient à toute
force amener avec elles leurs enfants et ne comprenaient pas que les autorités
françaises, en stipulant que seuls les adultes seraient compris dans les
convois, voulaient simplement que les enfants ne connussent pas le risque de la
déportation. »30
Et lors de son procès, en 1947, Xavier Vallat
répond par une atroce statistique :
« [...] La question, au fond, est celle-ci :
valait-il mieux que le gouvernement français s'occupât du problème juif ou en
laissât la responsabilité entière, morale et matérielle aux autorités
d'occupation ? Moi, je pense qu'il valait mieux que le gouvernement français
s'en mêlât [...] Alors que des 4.343.000 Juifs autochtones qui habitaient en
Autriche, en Belgique, en Tchécoslovaquie, en Allemagne, en Grèce, en Hollande,
au Luxembourg, en Pologne et en Yougoslavie il ne reste que 337.500 survivants
- ce qui veut dire que 92 % de ces Juifs ont disparus - les chiffres donnés
pour la France [...]prouvent que si - hélas ! - la plupart des juifs étrangers
sont morts en déportation, 95 % Juifs de nationalité française sont vivants :
Voilà la réponse ». 31
Paxton a
démontré depuis qu'il était un imposteur et démonté le caractère fallacieux de
cette insupportable comptabilité.
Que vous a dit Maurice Papon ? Depuis quinze ans,
lui se livre à une abominable soustraction : « 1600 ont été déportés. J’en
ai sauvé 130 - d'après ce que nous appelons, ici, pudiquement le « Livre
bleu » - et selon Michel Bergès,
il y en aurait 400 et peut être même pourrait-on aller jusqu’à 1190 si l’on
veut bien retrancher les dispensés de porter l'Etoile jaune... » Qui se laisserait abuser par le sinistre
stratagème ?
Première erreur grave. Premier aveu. Même si
cela était vrai : c'est oublier que le criminel n'est pas jugé pour ceux qu'il
a épargné. Le crime ne s'apprécie pas
par le nombre des survivants mais par ceux qui sont morts. Je voudrais que l'on ne reprenne plus cet
argument. Mais il y a plus ou pire,
Mesdames et Messieurs les Jurés : C'est faux, faux, faux ! Vous en avez
maintenant la preuve : le Rabbin Cohen, Nicole Grunberg, Alice Slitinsky,
Léonce Léon, Jean Ziromsky, qu'Adrien Marquet, lors de son procès a prouvé
avoir lui-même sauvé en se rendant au camp de Mérignac puis auprès de Knochen à
Paris. Ou Mme Schinazi, Mme Blanchy, née Gradis, Madame Vitrac née Chain et
tant d'autres simplement « sauvés » - c'est un comble! - par les
inspecteurs sinistres et collaborationnistes de la SEC parce – justement - ils
n'étaient pas Juifs au sens de la loi de Vichy.
Car la SEC, émanation de la police des questions
juives créée par Pucheu, radiait parfois, elle, comme l'a remarquablement
démontré Michel Slitinsky dans ses ouvrages.
Et puis le comble... - mais je sais qu'on vous l'a dit déjà - il y a sur
les prétendus 130 sauvés : 14 déportés exterminés à Auschwitz.
130 ? Sinistre invention ! Le professeur Gouron, à
cette barre, a fait voler en éclat ce mensonge. Qu'est ce qu'une
« intervention» ? C'est un document qui comporte la signature de
Maurice Papon quelles que soient l'origine et la nature de la demande, quelle
qu'en soit l'issue. Ce peut être
radiation sur rapport de la SEC... C'est l'infâme gestion du contentieux du
fichier juif au quotidien...
Intervention ne veut pas dire «sauvetages » Ce peut être une lettre formelle qui n'a
jamais abouti à quoi que ce soit. Dont
acte.
Et il a dit aussi que, jusqu'à mai 1943, la Préfecture avait seule le pouvoir de
radier... Donc, seule le droit de vie et de mort sur les Juifs du département. Le pouvoir de sauver qu'il évoque, c'est
aussi a contrario le pouvoir de condamner qu'il a eu à cette période.
“Les criminels nazis eux-mêmes
répondaient qu’ils n’étaient pas au courant....”
Alors nous en arrivons immanquablement à l’alibi
classique. C’est l'utilisation
anachronique de la sémantique. Ils l’ont tous utilisée, de Nuremberg en 1946
jusqu’à Barbie et Touvier. Comme
tous les criminels de l'après-guerre qui n’ont plus rien à dire, Maurice Papon dit même si j'ai fait tout ce
que vous dîtes, je ne peux pas être
consciemment complice puisqu’on «ne connaissait pas la « SOLUTION FINALE».
Vous avez assisté ici à un interminable défilé de
personnes, parvenues au faîte de leur carrière ou à la retraite, qui avaient
pour mission de vous dire en claquant des talons, la main sur le cœur et le
doigt sur la couture du pantalon : « On ne connaissait pas la solution
finale... On ne savait pas... » Plus récemment on vous a dit :
« On ne peut pas être complice d'un crime qu'on ne pouvait imaginer,
qu'on ne connaissait pas... » Maître Jacubowicz a répondu là-dessus.
Ah ! La connaissance « solution
finale... Là est aussi toute
l'équivoque sémantique et historique de ce procès. « On ne savait pas - Plus jamais ça !». Que ne savait-on
pas ? La "Solution finale",
la Shoah ? Les mécanismes,
les quantités, les modalités, la conférence du Gross-Wannsee, le Zyklon B...
? Evidemment ! Mais la question est trop grave pour que
l'on joue sur les mots. Qu'importe la
connaissance de la conférence interministérielle de Wannsee ! D'ailleurs le
procès-verbal connu du 20 janvier 1942 ne parle aucunement d'extermination de
masse dans des chambres à gaz - qui avait déjà commencé... mais justement de
faire mourir les juifs d'épuisement dans les camps pas un travail
harassant... La conférence de Wannsee
était secrète ? Mais cela n'a rien n'a voir puisque la décision, on le sait
maintenant a été prise en 1941.32 Barbie ne savait pas... Touvier ne savait
pas. Seul Julius Streicher a été - relativement - logique : il a bien
sur nié que ses journaux vitupérant les juifs et appelant à leur disparition
aient été la cause de l'extermination mais parce que – disait-il - tout était déjà dans le livre d'Hitler, Mein
Kampf, qui existait bien antérieurement et dont le contenu avait été la
«cause de tout. »33
Mais il y a plus, Mesdames et Messieurs les Jurés,
les criminels nazis - eux-mêmes à Nuremberg en 1946 : Ils ne savaient pas. On a projeté à l'audience ces images
horribles, révulsantes, - que vous avez vu déjà plusieurs fois à la
télévision - ces images de cadavres
décharnés, de martyrs les orbites béantes, ces corps caoutchouteux et
désarticulés poussées par bulldozer à la fosse commune... On a projeté cela à
Goering, à Ribbentrop et aus autres. Eh
bien ! Savez vous ce qu'ils ont répondu, tous, les nazis : “Qu' ils n'étaient
pas au courant!”
D'ailleurs le crime était si grand que depuis plus
de cinquante ans personne n’en a jamais rien su : Joachim von Ribbentrop...
questionné par Edgar Faure le 2 avril 1946, à Nuremberg qui lui lisait une lettre de l'Ambassade d'Allemagne du 27 juin
1942, adressée au chef de la Sicherheitspolizel et du SD en France, dont il
était destinataire, a dit : « Non on ne savait pas ». Le dialogue est étonnant :
« Comme suite à mon entretien avec le
Hauptsurmführer Dannecker, en date du 27 juin - questionne Edgar Faure –
« a indiqué qu'il avait besoin au plus tôt de 50. 000 juifs de la
zone libre pour être déportés vers l'Est et qu'il convenait d'autre part de
soutenir l'action de Darquier de Pellepoix, Commissaire général aux questions
juives, j'ai aussitôt saisi de cette affaire l'Ambassadeur Abetz et le
Conseiller Rahn. [...] Est-ce que vous avez été au courant de cette démarche
pour obtenir la remise de 50.000 juifs ? »
Réponse de Ribbentrop : « Non je ne l'étais
pas. Je l'ai seulement appris ici, au moment où ce document a déjà été
lu. » ( ... ) « Je n'ai rien
su au sujet de cette mesure à prendre contre 50. 000 juifs . Je ne sais pas si ultérieurement cela a eu
lieu et comment nous nous en sommes occupés.
Cela ne découle pas de la lettre. Je sais seulement que des instructions
générales étaient d'apporter beaucoup de lenteur dans ces affaires et d'agir de
telle sorte que cela ne soit pas forcé mais aplani. Je ne puis rien dire d'autre à ce sujet. »34
En d'autres termes, Papon et Ribbentrop avaient un mot d'ordre en commun
: « Pas de zèle ».
Même Ernst Kaltenbrunner, l'homme qui avait
succédé, en 1943, à Heydrich à la tête de la Gestapo, accusé d'avoir créé le
camp de Mauthausen, de l'avoir inspecté et visité régulièrement et plus encore
d'avoir été vu par un témoin en train d'inspecter les chambres à gaz alors que
ces chambres à gaz étaient en opération, Eh bien, il a nié ! Il a affirmé non
seulement que le témoignage était faux et plus encore qu'il ne savait rien des
camps de concentration qui avaient tous été créés par le seul Himmler.
Mais il y a mieux, Mesdames et Messieurs les
Jurés ! Quand est venu le tour d’Hermann Goering, - l'homme qui a signé le
31 juillet 1941 la lettre de mission à Heydrich lui enjoignant de « faire
tous les préparatifs nécessaires du point de vue concret, matériel et de
l’organisation pour une solution d'ensemble de la question juive à laquelle on aspire », sur un ordre
qu'il prétendait alors avoir reçu d'Hitler au printemps précédent35, -
Eh bien ! Goering a déclaré que
lui non plus ne savait rien. Ni lui,
ni Hitler, ne connaissaient la solution finale... Lors d'un
contre-interrogatoire, le procureur dit à Goering : « Continuez-vous
d'affirmer que ni vous, ni Hitler n'étiez au courant de la politique menée pour
exterminer les juifs ?» Goering répond : « J'ai déjà dit que je ne
savais même pas approximativement à quel degré cela s'était passé. » Et
comme l'interrogateur insiste : « Vous ne saviez pas à quel degré mais
vous saviez qu'il existait une politique qui tendait à l'extermination des
Juifs ? » Goering d'affirmer : « Non, pas à la liquidation des
Juifs. Je savais seulement qu’il y
avait eu quelques cas isolés... »36
En clair il y avait quelques «bavures », de
malheureuses bavures, c'est tout.
Le
Tribunal ne les a pas cru. Tous ont été
condamnés à mort.
Alors, ce n'est pas en énumérant les déclarations
de tels ou tels qui ont écrit sur la solution finale, de Raymond Aron à Henri
Bulawko en passant par Georges Wellers, en se référant à la crédulité bien
compréhensible des victimes elles-mêmes, qui refusaient jusqu'au bout de croire
à l'irréversible, et en disant encore : « Pouvait-on imaginer
l'inimaginable ? », que l'on saurait en appeler à votre intime
conviction. C'est là l'évidence
même. Aucun de ceux que vous a cités la
défense, et qu'elle vous citera encore, n 'a voulu dire que l'on ignorait que
les Juifs étaient massacrés... mais tous veulent dire qu'ils n’avaient jamais
pu concevoir que le programme visait à l'anéantissement systématique et
industriel de tout un peuple.
Est-ce le coupable qui doit commettre sciemment
son crime ou y aider ou bien la victime qui doit avoir conscience du sort
auquel elle est destinée ? Peut-on sérieusement soutenir devant vous que
l'ignorance que pouvaient avoir les victimes du sort auquel elles étaient
promises est la preuve de l'innocence du coupable ? Là est la démonstration de
ce que Maurice Papon ne croit guère à ses autres arguments. Il n'y a pas a savoir ou pas si l'on a rien
fait !
« Pourquoi
d'autres alors, au même moment, auraient-ils vu, eux, l'horreur de ce crime
? »
Mais qu'importe !
Vous devez chercher dans le secret de votre conscience ce qu'un homme
pouvait penser en 1942 lorsqu'on lui demandait de faire cela. Ce n’est pas une querelle sémantique pour
savoir si on connaissait la Shoah, c’est un problème de conscience. Vous n'avez pas a dire, Mesdames et Messieurs
les Jurés, si Maurice Papon a été ou n'a pas été au courant de ce que l'on
appelle aujourd'hui "la solution finale", le génocide, la Shoah...
Vous avez à vous demander compte tenu de tout ce que vous savez aujourd'hui de
la réaction d'autres de ses contemporains : Maurice Papon pouvait-il, une
seconde, avoir conscience que l'acte qu'il commettait était abominable et
continuer envoyer ses victimes à la mort, quand bien même n’eut-il pas la
certitude que tous devaient mourir ?
On vous a rappelé, hier, la volonté de Hitler : le
programme de Mein Kampf... le
discours du 30 janvier 1939 – ce que l'on a appelé la « prophétie
d'Hitler» - que, pour une raison
étrange, il devait dans ses discours postérieurs dater, inexactement , du 1er
septembre 1939. Il y a eu ces
protestations en chaîne qui se sont élevées.
Pas en 1981 ou en 1998 mais en 1942 : la protestation solennelle du
cardinal Hinsley, archevêque de Westminster, diffusée en français par la BBC,
dès juillet 1942... Puis les évêques, Mgr Saliège, archevêque de Toulouse (le
23 août 42), Mgr Théas, évêque de Montauban (le 30 août) puis celle de Mgr
Deloy, évêque de Marseille, dont on vous a lu hier, un extrait qui ne laisse
aucune place au doute. Puis les
émissions de la France libre sur la BBC, diffusées en français... dès juillet
1942 !
Dès le 1er juillet 1942, - donc avant la première
rafle de Bordeaux - à la BBC, Jean Marin donnait le détail d'un rapport
officiel du gouvernement polonais - ce n'était pas un tract ou un libelle - qui
avait fait connaître que 700 000 Juifs avaient été massacrés en Pologne depuis
le début de l'occupation allemande «par des hommes qui avaient froidement
décidé de ces exécutions massives, pour une seule raison, c’est qu’ils étaient
juifs ».37 Tout était dit, déjà.
Pas
suffisamment ? Treize émissions en vingt cinq mois sur l'extermination des Juifs
en Pologne, c'est trop peu vous dit-on ? Il en fallait plus pour éveiller les
consciences ? Mais depuis quand un criminel est-il autorisé à venir dire pour
sa défense : « On ne m'a pas assez prévenu. On ne m'a pas suffisamment
répété chaque jour que je ne devais pas le faire ? » Mais avait-il besoin
des autres pour lui dicter son comportement ?
Tout cela était tellement connu que Laval dira le
2 septembre 1942, lors d'un entretien dont le procès verbal a été conservé, à
Oberg qu'il se heurte «à une Résistance sans pareille de la part de
l'Eglise ». Il ajoutera qu'il
avait même du faire arrêter à titre de représailles le chef des jésuites de la
région lyonnaise à défaut de pouvoir s’en prendre directement au cardinal
Gerlier, grand pétainiste devant l'Eternel.38
Mais Lyon était en "zone non occupée"
répondra-t-on ? Ces protestations,
comme celles du pasteur Boegner, dont le rôle précurseur fut admirable, sont
pourtant largement diffusées en ZNO et nous savons que le trouble des
consciences chrétiennes est relaté dans tous les rapports des Préfets qui
montraient l’opinion publique en émoi. Pourtant, eux non plus, ne connaissaient
pas la solution finale !
Que pouvait penser un homme en 1942 ? Etait-il
alors impossible, en 1942, 43, 44, d'avoir cette conscience de ce que l'on participait à un crime ?
Pourquoi d'autres alors au même moment auraient-ils, eux, vu l'horreur de ce
crime ? Cette conscience précise, en 1942, ils l'avaient bien, eux, de ce
qu'était perpétré un crime abominable contre l'homme.
Jacques Maritain,
grand écrivain catholique - mais peu importe - s'adressait aux juifs, le
12 septembre 1942 : “Juifs, mes
frères” ... “Dans l'abîme des souffrances où vous êtes plongés, vous
rendez témoignage par votre inexprimable agonie à la grandeur d'Israël, du
peuple à qui furent faites des promesses sans repentance, de l'olivier sur
lequel les nations chrétiennes ont été greffées. Et c'est pour les nations
aussi que vous souffrez mystérieusement et pour cette France elle aussi
torturée par les mêmes bourreaux, livrée et trahie par les mêmes hommes qui
sont vos persécuteurs”.39
Qui était le complice de ce qui constituait alors l'indignation de
Maritain ? Maritain - répondra-t-on - était à Londres ! Pas Papon. Certes ! Mais, il est prouvé que, par l'Intendance
de Police, le cabinet du Préfet avait tous les matins une note de synthèse des
Renseignements généraux de quatre pages contenant toutes les arrestations, le
texte des tracts, la synthèse des émissions américaines suisse et anglaises et
notamment des émissions en français de la BBC.
Mais admettons.
Il y a une réponse. Il y a un homme, un simple citoyen, Mauriac ! - Mauriac,
qui, lui, n'était pas à Londres, qui n'est pas un haut fonctionnaire ! -
qui est, à ce moment là, un simple
citoyen qui fait le trajet aller-retour en train entre Bordeaux et Paris. Il a écrit un ouvrage "Le Cahier Noir," rédigé en 1942, sous le pseudonyme de
Forez - comme vous l'a confirmé René Rémond ici même sur ma demande – et qui a
été publié par les éditions de Minuit, celles-là même qui ont édité
clandestinement Le silence de la Mer
de Vercors. Et, que dit-il ?
« Pour
accomplir les desseins de Machiavel, les peuples sont brassés et déportés, des
races entières sont condamnées à périr.
A quel autre moment de l'histoire les bagnes se sont-ils refermés sur
plus d'innocents ? A quelle autre époque les enfants furent-ils arrachés à
leurs mères, entassés dans des wagons à bestiaux, tels que je les ai vus par un
sombre matin, à la gare d'Austerlitz ? Le bonheur en Europe est devenu un rêve
impossible, sauf pour les âmes basses.
Non, il ne s'agit plus de bonheur ; il S'agit de faire front contre ce
Machiavel dont même après l'écroulement de l'Allemagne, aucun peloton
d'exécution n'interrompra les crimes ; car il est tapi et agissant dans des
millions de consciences, et en France même ».40
Cela, il le voit, et il conçoit le crime, lui, un
simple citoyen, en 1942. Car lors de
ces convois, il y avait 25 % de morts à l'arrivée. Pour le convoi parti de
Compiègne le 2 juin 1944 pour Dachau - un convoi de résistants qui n'avait pas
une finalité d'extermination- il y a eu 536 morts sur 2166 déportés, après
trois jours de voyage...41
Peut-on être plus clair : « ...les
bagnes se referment sur des innocents... les enfants arrachés à leur mères,
entassés dans des wagons à bestiaux... gare d'Austerlitz... aucun peloton d'exécution n'interrompra le
crime... » pour faire comprendre à
chacun qu'un crime est en train de se commettre ? Est-ce que la conscience du
"crime" n'existait pas dès 1942 ?
« Arrêter ces personnes, c'était
pour elle "le commencement de la fin" »
Mais, en août 1942, il y eût aussi deux hommes
politiques, Edouard Herriot, le Président de la Chambre des députés - comme on
disait à l'époque - chambre alors en congé- et Jules Jeanneney, le président du
Sénat, qui ont écrit dès le 30 août 1942 au Grand Rabbin de France :
« Nous
avons, dès leur apparition, réprouvé les mesures législatives et autres, qui
sont prises en France, depuis deux ans bientôt, contre les Israélites. Nous avons suivi avec indignation le
déroulement des iniquités et des spoliations ainsi commises. Devant les mesures
qui viennent d'être infligées en zone libre comme en zone occupée - aux
Israélites proscrits de leur pays, qui avaient trouvé asile dans le nôtre devant
la barbarie du traitement que subissent leurs enfants, c'est de l'horreur qu'on éprouve ».42 Cela est écrit le 30 août 1942 !
Donc, il y avait bien des hommes à cette époque
qui n'étaient pas au courant de la «solution finale » mais qui ont éprouvé
un sentiment d’horreur devant l'abject.
Il s'agit bien de la conscience que pouvait avoir un individu à cette
époque. Comment Maurice Papon ne
l'a-t-il pas eue ? Là est le crime.
Il y ce témoignage d'un homme admirable, l'abbé
Glasberg, directeur du Service des étrangers de «l’Amitié Chrétienne ». Il
est à Vénissieux en août 1942 avec huit cents Israélites étrangers arrêtés par
la police et la gendarmerie lyonnaise, et entassés trouvaient dans les wagons à
bestiaux... Il dit : « Le Préfet délégué de Lyon, présent à cette
opération et entendant les cris des femmes qu'on séparait de leurs enfants, me
dit : C'est abominable, ce que nous faisons ! » Je lui ai
répondu : « Et pourtant vous le faites ! » Alors il me
répondit : « Il nous faut obéir au Maréchal ».43 Ce Préfet délégué - en 1942 – il a pleine conscience du crime !
Il y a
ensuite - et surtout - le témoignage de ceux qui à la même époque ont
refusé. Parmi ceux là, j'ai voulu faire
confirmer par Samuel Pisar, représentant en France de l'Institut Yad Vashem, ce
qui s'était passé au même moment à Nancy en juillet 1942. Quelle avait été la réaction des policiers ?
Qu'ont-ils su les policiers de Nancy, dès le 18 juillet 1942, lorsque la
Préfecture leur a donné ordre d'entreprendre une rafle que cela signifiait pour
les Juifs ? Je cite l'un d'entre eux...
« Nous savions que ces arrestations étaient pour eux le
"commencement de la fin" ».
Alors, qu'ont-ils fait ? Une entreprise de sauvetages, des vrais.
Dès le
18 juillet 42. Dès qu'ils ont reçu
l'ordre d'arrêter 350 juifs dont la liste leur a été fournie par la préfecture,
ils ont eu conscience de ce qu'arrêter ces personnes, c'était les mener à une
fin inéluctable. Et ils ont décidé aussitôt de se réunir, de se répartir les
listes par quartier, et de prendre chacun leur bicyclette. (Comme l'inspecteur
Robert Lacoste que vous avez vu à cette barre mais eux ce n'était pas en
janvier 44 mais en juillet 42 !) Et
d'aller prévenir une par une les victimes.
Puis ils ont déjeuné ensemble pour faire un pointage... L'après midi ils
ont recommencé pour contacter ceux qu'ils avaient manqués. Résultat le dimanche matin, 19 juillet...
les autres policiers ont frappé à la porte d'appartements vide et la rafle a été
un échec total...sauf pour quarante cinq personnes ...qui ne les avaient pas
cru.44
Pas un
n'a été poursuivi. On a répondu à
l'autorité allemande que les intéressés avaient quitté leur domicile.
Là, on voit ce que c'est qu'un véritable
«sauvetage ».. Deux de ces
policiers, Edouard Vigneron et Pierre Marie ont reçu, en 1989, la Médaille des
Justes. Ils avaient refusé, eux, d'être
les aides des bourreaux. On connaît le
détail de leurs sauvetages. Les personnes qu’ils avaient sauvées l'ont su et
ont pu témoigner pour eux. Tel n'est
pas le cas de Maurice Papon.
Un jour - au cours de cette audience (c'était le
17 décembre 1997) - j'ai demandé à Maurice Papon :
- « Si
on vous avait donné l'ordre d'arrêter tous les employés de la Préfecture,
l'auriez-vous fait ? »
-
« Absurde ! »
m’a t-il répondu.
Absurde
? Mais pourquoi ? Parce que la question ne n'est pas posée ou parce qu'il était
impensable pour lui de le faire ?
A cela, il a répondu d'ailleurs (en janvier). Il a dit : « Je me demandais si on
allait pas exiger que nous arrêtions tous les habitants du Quartier Tourny
? »
Pourquoi ? Cela il ne l'aurait pas fait ? Les
habitants du Quartier Tourny sont-ils différents de ceux du Quartier Mériadeck,
qu'il faisait arrêter et transporter sans état d'âme ? Parce qu'ils n'étaient
pas Juifs ? Voilà la vraie question !
« On a tellement envie de parler
des victimes »
Mais, Mesdames et Messieurs les Jurés, je suis
las. Je suis las de parler des
bourreaux et de leurs complices. On a
tellement envie de parler des victimes.
Nous ne sortirons pas indemnes de ce procès,
Mesdames et Messieurs les Jurés. Ni les
uns ni les autres. Nous resterons
hantés par des souvenirs. Parce que la
réalité vraie de ces quatre phases décrites par Maurice Papon : les listes des
arrêtés, les listes des entrées et des sorties du camp signées par le gardien
Rousseau, les ordres de réquisitions, les rapports et autres comptes rendus,
les factures des taxis, des T.E.O.B. - comme on disait à l'époque à Bordeaux -
ou des chemins de fer soigneusement classées dans le dossier « Déportation »
de la Préfecture, qu'est ce que c'est ? Mais tout cela c'est la souffrance
inhumaine, atroce, c’est la mort, le chagrin, le deuil impossible de tous ceux
qui sont partis en fumée. Et dans le ciel d'Auschwitz, ce n'est pas 1600
personnes, - ce qui est une somme ! - c'est 1600 fois un, c'est une vie
multipliée par 1600, c'est 1600 destins broyés, 1600 fois un individu qui avait
chacun son enfance, son histoire, sa vie, ses espoirs.
Il est bien évident que l’on est jamais resté
seul, ici. Vous n'entrerez pas seuls dans la salle du délibéré, mesdames et
messieurs les Jurés. Tous ceux qui ont été présents avec nous pendant ces cinq
mois le resteront à jamais, ils vous
suivront. Et jamais vous ne pourrez
oublier tous ceux que nous avons vus ici et qui ont vécu cela.
Vous n'oublierez pas, les larmes du petit Georges
Gheldman, un enfant de cinq ans séparé à jamais de sa mère, qui avait tellement
pleuré qu'il croyait que son «cœur avait fondu »,
Celles d'Eliane Dommange à qui on a pris sa vie en
même temps que celle de ses parents,
Celles d'Esther Fogiel, plus timides, précipitée
dans une cascade de malheur et que hantera jusqu'à son dernier jour, comme il
nous hanterait nous même. le souvenir d'un petit-frère en même temps que la
honte inexpiable et inexplicable de lui avoir survécu,
La miraculée, Nicole Grunberg, dont sa mère avait
préféré se séparer à tout jamais plutôt que la vouer au sort qu'elle savait
inexorablement devoir subir et qui a eu la deuxième douleur d’entendre la
fausse déclaration de Maurice Papon qui prétendait l’avoir sauvée,
René Jacob pédalant, à quatorze ans, de toutes ses
forces sur sa bicyclette pour aller se cacher au milieu des pins d'Illats.
Mais il y a aussi, ceux qui ont disparu, ceux qui
avaient choisi de servir sous l’uniforme de l’armée française. Il y a ces
familles écartelées, ces parents qui ont préféré cacher leurs enfants et en
être séparé à tout jamais pour les sauver... Toute cette population disparue à
tout jamais par l'effet des circulaires et
des «listes»
Il y a Hirsh et Antoinette Aliswaks, qui vendaient
paisiblement des vêtements Rue Buhan et qui ne demandaient qu'à pouvoir aimer
longtemps leurs enfants,
Ces familles persécutées, qui fuyant l'innommable
et croyant se sauver, sont venues se jeter à proximité de Castillon, à Libourne
ou à Langon dans le piège de la ligne de démarcation pour finir dans le
«vivier » de Mérignac-Beaudésert.
Ces enfants arrêtés avec leurs parents puis
séparés à jamais d'eux dans la nuit tragique du 15 juillet 42, tous ces enfants,
provisoirement «sauvés » par la limite d’âges posée par les nazis en
juillet 1942
Les 81 enfants du convoi du mois d'août que le
gardien du camp Rousseau voulait sauver en leur trouvant un hébergement et à
qui on a fait croire un mois plus tard qu'ils allaient retrouver leurs parents
alors qu'ils allaient les rejoindre dans la mort :
Henri et Jeannine Plewinski, quatre ans depuis dix
jours, récupérée et voiturées par le taxi médical de M. Pénard depuis St Michel
de Fronsac comme Léon et Anna Grossang depuis Branne jusqu'à l'annexe de
Bacalan.
Nelly et Rachel Stopnicki, 5 et 2 ans, convoyées
pour leur dernier voyage par le garagiste Dupin de Salles, convoyées vers
l'abattoir.
Jeannette,
Maurice, Simon, Léon Griff, Arlette Stajner qui n'avait pas trois ans et André
Stajner qui avait à peine 6 mois.
Ceux qui ont eu la force de sauter du train comme
Irma Reinsberg, et qui par décision préfectorale a été ramenée à Drancy,
Et ceux moins forts qui ont «préféré prendre leurs
dispositions », qui se sont suicidés pour éviter de faire le voyage au
bout de l'enfer.
Et encore :
Jules Cahn, 78 ans, Officier de la Guerre-de-14,
la poitrine bardée de décorations ou Cyrulnik montant avec ses béquilles et sa
jambe de bois perdue à la Grande-guerre dans un wagon a bestiaux pour s'y
étendre au milieu des seaux hygiéniques,
Joseph Benzacar, 80 ans, professeur à la faculté
de droit, le fondateur de la Revue de la Société d'Histoire de Bordeaux,
Ces artisans, ces commerçants de Bordeaux,
innocents, loyaux et honnêtes qui composaient le tissu humain généreux de notre
ville. Toute la population laborieuse
des quartiers de Bordeaux anéantie après avoir été fichée, traquée, raflée
comme celle de « Mériadeck » ce quartier qu'abomine M. Papon...
Il y a Albert Fogiel et sa mère, Anna Rawdin. Abraham Slitinsky, paisible négociant de la
rue de la Chartreuse, qui avait choisi la patrie des Droits de l'Homme,
Mahklouf Mouyal,
le cordonnier de la Rue de Belleyme,
Moise Bénifla, le brocanteur de la Rue d'Arès,
ou le bon docteur Sabbatino Schinazi, le «médecin
des pauvres », le bienfaiteur de Bacalan,
Et tous les autres :
Estreya et
Louis Torrès, et leurs huit enfants, une famille de dix personnes de 60 à deux ans, anéantie en
l'espace d'un convoi...
Samuel et Timée Geller, du Cours de la Somme, les
Drai, les Elbaz, le Benaïm aussi...
Tout ce Bordeaux disparu qui ne demandait qu'à
vivre, qui n'était pas le Bordeaux collaborateur qui était le vrai Bordeaux,
l'âme d'une cité.
Ces gens seront présents avec vous dans la salle
des délibérés, Mesdames et Messieurs les Jurés.
Comme y seront présents, aussi, tous ceux qui n'étaient pas représentés, ici. Ils ont été cités de ci delà. Nous les avons croisés. Ils étaient des êtres humains. Ils n'avaient pas de famille, pas de
descendants pour se constituer partie civile.
Ils n'ont pas été représentés dans ce procès. Anéantis à jamais au point que la société que représente le
ministère public n'a pas cru devoir poursuivre en leur nom. Mais nous, les parties civiles qui représentons
les victimes, toutes les victimes, nous ne pouvons les oublier ici :
Ce Frantz Littaur, qui croyait tant en la France,
lui qui avait fui les persécutions raciales de sa ville natale, Berlin, en
1933, l'année de la prise du pouvoir par Hitler, qui s'était réfugié à
Amsterdam, où les rafles étaient si faciles dans le ghetto, puis à Paris. Mais la fatalité a voulu qu'il prenne le
train à Paris le 15 juillet 1942 au soir... Il n'était sur aucun fichier, sur
aucune liste. Les Allemands ne le connaissaient pas et ne l'avaient pas
réclamé, lui... Il est arrivé le 16
juillet au matin croyant avoir trouvé enfin le salut sous le ciel ensoleillé de
Bordeaux. Mais la souricière de la Gare
St Jean mise en place par le service des Questions Juives de la préfecture
s'est refermée sur lui. A peine arrivé,
à peine arrêté, il a été rajouté dans les heures qui suivirent au convoi qui
repartait en sens inverse vers Auschwitz.
Il était facile de le sauver. Il
suffisait de l'ignorer. De ne pas le
livrer.
Ou le pétulant chef d'orchestre Maurice Uhry, né à
Bordeaux en 1894, créateur du Bobby Fox trot, compositeur de la Valse boston
dénommée «enivrante », grande figure bordelaise, le chef de chœur de la
synagogue, rajouté au convoi en 1942 alors qu'il ne faisait même pas partie des
exigences des nazis.
Et Benjamin Librach, qui n'avait que 20 ans, lui
qui fut le premier arrêté de la première rafle, le 15 juillet à 20 H 30. Il
avait choisi le retour à la terre, qui avait cru trouver le salut dans la Ferme
de Malard à Pompignac et qui fut à 20 h 30 le premier arrêté de la première
rafle par les gendarmes de Lormont, lui qui se préoccupait tant dans ses
lettres de la sécurité de son frère Henri, à qui il conseillait affectueusement
: « Fais attention de porter
l'étoile, que tu sors en ville ».
Partis à jamais en fumée eux aussi dans le ciel de
Pologne.
Et quand on les a tous cités... tous ceux-là dont on essaye de revivre le
drame en pensant qu'un jour il pourrait nous frapper, nous, nos enfants, nos
parents... Ces gens à qui l'on voudrait redonner une consistance humaine, il en
reste encore 1500. Oui, 1500 autres sur
les listes que vous connaissez dont nous n'avons pas parlé. Des noms sans
sépulture sur les listes de Papon qui nous font prendre la dimension du drame.
« Maurice Papon a accepté d’être
l’une des griffes du monstre »
Non, ces hommes, ces femmes, ces enfants ne vous
quitteront jamais. Jamais. Leur regard sera sur vous dans la salle des
délibérés. Ils vous rappelleront qu'il ne saurait y avoir de justification, de
prescription ou de pardon pour celui ou pour celle qui a nié à son semblable sa
condition d'homme au point de le vouer à la mort. Car, on va vous soumettre la problématique du pardon et de la
réconciliation. Cette querelle est ancienne.
Déjà, en 1944-45, ce débat a partagé la France. Lors des procès de la collaboration, une
longue querelle entre François Mauriac et Albert Camus, deux de nos Prix Nobel
de Littérature...
François Mauriac prêchait déjà la réconciliation
il invoquait la charité et le pardon dans Le
Figaro... et dans le même temps, Albert Camus lui répondait, dans le
journal Combat , d'un simple
mot : « Justice ».
Et Camus ajoutait : « Mauriac ne veut pas ajouter à la haine et je le suivrais bien
volontiers, mais je ne veux pas qu'on ajoute au mensonge et c'est ici que
j'attends qu'il m'approuve».45
Non, il ne faut pas adhérer au mensonge et
vous ne pourrez pas dire que Maurice Papon n'a pas été le complice de la
politique d'exterminations des Juifs par les nazis ! Oui, il faut en finir avec
le mensonge au nom de la justice.
Et bien
que girondins, Mesdames et Messieurs les Jurés, vous donnerez raison à Camus
contre Mauriac : D'abord la Justice... Ensuite, - peut-être ! - le pardon. Ce pardon qui ne vous appartient pas, qu'il appartiendra
un jour, après... peut-être, aux victimes généreuses, d'accorder.
Vous, vous êtes des Juges et vous vous souviendrez
ce qu'a dit un jour un autre Prix Nobel lorsqu'il a reçu son Prix en 1963. C'est le Prix Nobel grec de littérature,
smyrniote d'origine mais athénien d'adoption.
Un homme qui sait ce qu'est un homme et d'être reconnu comme un autre
homme. Il s’appelle Georges Séféris. Lorsqu'il reçut son prix Nobel, le 10
décembre 1963 à Stockholm, il tint à évoquer le souvenir d’Œdipe chassé de son
pays par une malédiction et accablé par une terrible fatalité. Il déclara : « Dans ce monde qui va se rétrécissant chacun de nous a besoin de
tous les autres. Nous devons chercher
l'homme partout où il se trouve. Quand
sur le chemin de Thèbes, Œdipe rencontra le Sphinx qui lui posa son
énigme, sa réponse fut : L’homme.
Ce simple
mot détruisit le monstre.
Nous
avons beaucoup de monstres à détruire ».
Oui, mesdames et Messieurs les Jurés, « Nous
avons beaucoup de monstres à détruire ».
Le combat est éternel. Et seul
le choix de l'homme peut tuer le monstre.
Quoi qu'il vous dise, qu'il l'avoue ou qu'il le nie, Maurice Papon a
accepté sciemment d'être l'une des griffes de ce monstre. La Griffe au double sens du terme. La griffe qui signe, celle qui déchire,
celle qui tue. Il faut chaque jour
combattre le monstre pour qu'il ne frappe plus jamais.
Il n'y a pas..., il n'y aura pas, deux poids deux mesures ! Ils ont grand tort
ceux qui spéculent sur votre naïveté, votre candeur, votre faiblesse. Non à Bordeaux, les choses ne sont pas
différentes. A Bordeaux, on hait le «crime contre l'humanité » comme
ailleurs. A Bordeaux, on juge le crime contre l’humanité comme ailleurs.
La justice contre ceux qui ont dénié à leurs
semblables le droit d'être des hommes a été rendue et bien rendue déjà. Parce que confrontés à l'horreur que suscite
un tel crime, chaque fois les hommes justes ont donné aux bourreaux et à leurs
complices la seule réponse qui convenait.
Ainsi, la justice a été dite, à Nuremberg, en
1946,
Elle a été faite, à Jérusalem, en 1961,
Elle a été rendue, à Lyon, en 1987,
Elle l'a été, à Versailles, en 1994,
Non, il n'y aura pas de tâche. Il n'y aura pas de fausse note à Bordeaux.
La justice sera dite ici aussi, par Vous, Jurés de
la Gironde, à Bordeaux en 1998, avec un écho qui résonnera à l'échelle du crime
: celle de l'Humanité.
Notes
1. ”Je suis homme, et de ce qui est humain, je pense que rien ne m’est étranger”.
2. Cahiers de Georges Braque, “Le jour et la Nuit”, 1917-1952, Paris Gallimard, 1982, p. 36.
3. Lettre de Roger Combaz à Michel Slitinsky, 25 juin 1989.
4. Voir la brochure Un coup d’Etat, la soi-disant constitution de Vichy, issue de cet article publié dans la revue La France libre, (Londres, I, 2, le 16 décembre 1940, pp. 162-176 et les souvenirs de René Cassin, Les Hommes partis de rien, Paris Plon, 1975.
5.
Le Procès du Maréchal
Pétain, Compte rendu sténographique, Paris, Albin Michel, Les Grands Procès
contemporains, 1945, 2 vol., t. I, p.32
6.
Voir, notamment, Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Paris Seuil, Histoire, 1974 , note
p.285.et les commentaires de Jean-Louis Crémieux-Brilhac,“Un message de félicitations ?”, in Les Voix de la Liberté, Ici Londres,1940-1944, t. 2, p. 197.
7.
Appel du Président Laval aux Français. Alfred Mallet, Pierre Laval, Amiot-Dumont, 1955, 2
vol., t. 2, p. 325. Cité notamment par Dominique Veillon, in La Collaboration, Textes et Débats,
LGF, 1974, p.158.
8.
Julien Clermont, [pseudonyme de Georges Hilaire], L’Homme qu’il fallait tuer, Pierre Laval, Paris,
Les actes des apôtres, 1949, p. 105.
9. Le Procès de Nuremberg, Documents pour servir à l’Histoire de la guerre, Paris, Office Français d’Edition, 1946, 5 vol, t. 4, L’Accusation française, La Condition humaine sous la domination nazie (Europe Occidentale), Séance du mardi 2 avril 1946, Contre-interrogatoire de l’accusé Joachim von Ribbentrop, par Edgar Faure, pp.181-182.
10.
334 AP 51, Sténographie du procès Oberg-Knochen devant le
Tribunal Militaire de Paris, Fonds René Bluet; Jean-Marc Théolleyre, Le
Monde, 22 septembre 1954; voir
aussi Jean-Marc Théolleyre, Grand Procés d’après guerre, pp. 179-180.
11. Laval parle, Notes et mémoires rédigés à Fresnes d’août à octobre 1945, Genève, A l’enseigne du cheval ailé, 1948, p. 104-105.
12.
334 AP 51,
Stenographie du procès Oberg-Knochen devant le Tribunal Militaire de Paris, op.
cit.; Le Monde, 28 septemble 1954; repris
dans Théolleyre, Grands Procès. op. cit., p 198.
13. Le Procès de Nuremberg, Documents pou rservir à l’Histoire de la guerre, op. cit., t. 4, Réquisitoire d’Edgar Faure, procureur général adjoint au Tribunal Militaire International, p. 150.
14.
Claude Bourdet,
L’aventure Incertaine, De la Résistance à la restauration, Paris, Stock,
1975, p. 102 et svtes.
15.
Le texte intégral de cette déclaration du Maréchal
Pétain est dans Marc Ferro, Pétain, Fayard, 1987, pp. 594.
16.
Le Procès du
Maréchal Pétain, Compte rendu sténographique, op.cit., t. I, p.32.
17.
Ibid. p 559.
18. Les Procès de la collaboration Ferdinand de Brinon, Joseph Darnand, Jean Luchaire,Compte rendu Sténographique, Paris Albin Michel,1948, pp. 424 et 614-615.
19. Cité par Albert Kammerer, La Vérité sur l’Armistice, Paris, Médicis, 1944, p. 91; le texte en a été publié pour la première fois dans : Général Laure, Pétain, Paris, Berger-Levrault, 1941, pp.432-433.
20. Jean-Louis Crémieux-Brilhac (dir.), Les Voix de la Liberté, Ici Londres,1940-1944, Paris, La Documentation Française, 1975, 4 vol., t. II, Le Monde en feu, 8 décembre 1941-7 novembre 1942, p. 195.
21.
Ibid. p.
214-215.
22. Les Voix de la Liberté, op. cit., t. 3, p. 208.
23.
Le Procès du
Maréchal Pétain, Compte rendu sténographique, op.cit, t. I , p. 32.
24.
Lettre du 22 septembre 1945 au Garde des Sceaux,
Pierre-Henri Teitgen. Voir Jacques Baraduc, Dans
la cellule de Pierre Laval, Self,
1948, P.108 et svtes.
25.
AP 47, Procès de René Bousquet devant la Haute
Cour, Sténographie des débats, Audience du 23 juillet 1949, p. 56.
26. Cité par Michel Dobkine, Crimes et Humanité, Extraits des actes du procès de Nuremberg 18 octobre 1945- 1er octobre 1946, Paris Romillat,1992, pp. 75-77.
27. Xavier Vallat, Le Nez de Cléopâtre, Souvenirs d’un homme de droite, 1918-1945, Paris, Les Quatre Fils Aymon, 1961, p. 268-269.
28. AP 47, Procès de René Bousquet, op.cit. Audience du 22 juillet 1949, p. 77.
29. Laval parle, Notes et mémoires rédigés à Fresnes op.cit. , p. 104-105.
30. Xavier Vallat, le Nez de Cléopâtre, op. cit., p. 272.
31. Le procès de Xavier Vallat rérsenté par ses amis, Paris, Editions du Conquistador, 1948, pp. 117-118.
32.
G. Miedzianagora et G. Jofer, Objectif Extermination, Volonté, résolution et décisions de Hitler, Paris,
Frison Roche, 1994, p. 87 et svtes.
33.
Le Procès des grands
criminels de guerre devant le Tribunal Militaire International de Nuremberg,
1er novembre 1945-1er octobre 1946.
Texte officiel en langue française, Nuremberg, 1946, Tome XII, Débats, 18 avril 1946-2 mai 1946, pp. 32-330
34.
Le procès de
Nuremberg. Documents pour servir à l’Histoire de la guerre, L’Accusation
française, op. cit., t. 4, p.
183.
35. Le Procès des grands Criminels de guerrre, op.cit., Tome IX, Débats, pp. 654-655, Interrrogatoire par Sir Daxid Maxwell-Fyfe.
36.
Les Voix de la
Liberté, Ici Londres,1940-1942, op.
cit., t. 2, p 159.
37.
Cité par Denis
Peschanski, Vichy 1940-1944, Contrôle et
exclusion, Bruxelles, Complexe, 1997, p. 188.
38. Les Voix de la Liberté, op. cit., t. 2 , p. 211.
39. Forez [pseudonyme de François Mauriac], Le Cahier Noir, Paris, Editons de Minuit, 1942, p. 39-41.
40.
Cité par Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), 1938-1948, Les années de tourmente, De Munich à Prague, Dictionnaire
critique, Paris, Flammarion, 1995, p.645.
41.
Edouard Herriot,
Episodes, Paris Flammarion, 1950, pp. 164-165; le texte de la même lettre
figure également dans : Jules Jeanneney, Journal politique, annoté par Jean-Noël Jeanneney, Paris, Armand
Colin, 1972, Annexes, p. 287.
42.
Louis Noguères, Le
Véritable procès du Maréchal Pétain, Paris, Fayard 1955, p. 282.
43. Jean-Marie Muller, Désobéir à Vichy/La Résistance Civile de Fonctionnaires de Police, Presses Universitaires de Nancy, 1994, pp. 58-59.
44. Voir Combat, 5 et 11 janvier 1945 pour les articles de Camus et le Figaro, 19, 22-23 décembre 1944 et 2, 7-8 et 11 janvier 1945 pour les articles de Mauriac; voir aussi Tony Judt, Un passé Imparfait, Les Intellectuels en France 1944-1956, Paris, Fayard, 1993, pp. 85-87.
* * * Cour d’Assises de la Gironde, Vendredi 13 mars 1998, 85 ème audience du procès de Maurice Papon. Plaidoirie prononcée pour La Ligue française pour la défense des Droits de l'Homme et du Citoyen, partie civile contre Maurice Papon. Les intertitres et les notes ont été ajoutés pour la présente édition.
F & C