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LIBERTE D'EXPRESSION

Les Arrêts France

L’article 10 de la Convention

 

15 janvier 2009 : Sanctionner un éditeur pour avoir aidé à la diffusion du témoignage d’un tiers sur des événements s’inscrivant dans l’histoire d’un pays entraverait gravement la contribution aux discussions de problèmes d’intérêt général

ORBAN ET AUTRES c. France

Violation de l'article 10.

 

L’affaire concerne  la condamnation des Editions Plon pour, notamment, apologie de crimes de guerre à la suite de la publication du  livre intitulé Services Spéciaux Algérie 1955-1957, dans lequel le général Aussaresses, auteur de l’ouvrage et ancien membre des services spéciaux, évoque la torture et les exécutions sommaires pratiquées durant la guerre d’Algérie. 

Article 10

La Cour estime que la condamnation des requérants s’analyse en une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression, ingérence qui était prévue par la loi française et avait pour buts légitimes la défense de l’ordre et la prévention du crime. Elle souligne avant tout qu’elle n’a pas à se prononcer sur les éléments constitutifs du délit d’apologie de crimes de guerre, son rôle se limitant à vérifier si la condamnation des requérants à raison de la publication du livre litigieux peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

Sur le point de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour observe tout d’abord que les autorités ne jouissaient que d’une marge d’appréciation restreinte, circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de communiquer des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, et garantir le droit du public à en recevoir. Ces principes sont applicables en matière de publication de livres, dès lors qu’ils portent sur des questions d’intérêt général.

La Cour estime que la conclusion de la cour d’appel selon laquelle l’objectif de l’auteur aurait été de persuader le lecteur de la légitimité, de l’inévitabilité de la torture et des exécutions sommaires pratiquées durant la guerre d’Algérie, n’est pas décisive pour l’appréciation des faits litigieux au regard de l’article 10. Elle voit avant tout dans l’ouvrage litigieux le témoignage d’un ancien officier des services spéciaux missionné en Algérie, « acteur central du conflit », directement impliqué dans des pratiques telles que la torture et les exécutions sommaires dans l’exercice de ses fonctions. La publication d’un témoignage de ce type s’inscrivait indubitablement dans un débat d’intérêt général d’une singulière importance pour la mémoire collective : fort du poids que lui confère le grade de son auteur, devenu général, il conforte l’une des thèses en présence et défendue par ce dernier, à savoir que non seulement de telles pratiques avaient cours, mais qui plus est avec l’aval des autorités françaises. Selon la Cour, le fait que l’auteur ne prenne pas de distance critique par rapport à ces pratiques atroces et que, au lieu d’exprimer des regrets, il indique avoir agi dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée, est un élément à part entière de ce témoignage. Par conséquent, le reproche fait par la cour d’appel aux requérants, en leur qualité d’éditeur, de ne pas avoir pris de distance par rapport au récit du général, ne saurait être justifié.

En outre, la Cour ne perçoit pas en quoi le fait de qualifier la mission du général Aussaresses en Algérie de « la plus douloureuse » équivaut à une glorification de l’auteur ou des faits dont il témoigne. Quant au recours à l’expression « légende vivante » pour qualifier le général, elle n’y discerne pas davantage une volonté de glorification de celui-ci. Outre le fait qu’une telle expression peut recevoir plusieurs acceptions, y compris négatives, elle renvoie manifestement à la réputation que le général  avait « dans les cercles très fermés des services spéciaux » au moment où il avait été envoyé en Algérie.

Par ailleurs, la Cour observe que bien que les propos litigieux n’aient pas perdu leur capacité à raviver des souffrances, il n’est pas approprié de les juger avec le degré de sévérité qui pouvait se justifier dix ou vingt ans auparavant ; il faut au contraire les aborder avec le recul du temps. Elle rappelle à cet égard que la liberté d’expression au sens de l’article 10 vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Par conséquent, sanctionner un éditeur pour avoir aidé à la diffusion du témoignage d’un tiers sur des événements s’inscrivant dans l’histoire d’un pays entraverait gravement la contribution aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses.

La Cour rappelle également que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. Or Olivier Orban et Xavier de Bartillat ont chacun été condamnés à payer une amende de 15 000 EUR, somme pour le moins élevée et qui est deux fois supérieure à celle infligée à l’auteur des propos incriminés.

Dès lors, la Cour estime que les motifs retenus par les juridictions françaises ne suffisent pas pour la convaincre que la condamnation des requérants était « nécessaire dans une société démocratique ». Elle conclut en conséquence à la violation de l’article 10.

 

Orban et autres c. France (requête no 20985/05 15/01/2009  Violation de l'art. 10 ; Préjudice moral - constat de violation suffisant

Droit en Cause Articles 24 et 23 de la loi du 29 juillet 1881 Jurisprudence : Beer et Regan c. Allemagne [GC], CEDH 1999-I, n° 28934/95, § 54 ; Desjardin c. France, no 22567/03, § 57, 22 novembre 2007 ; Editions Plon c. France, no 58148/00, § 42, 43, CEDH 2004-IV ; Hocaogullari c. Turquie, no 77109/01, § 41, 7 mars 2006 ; Ivanov c. Russie du 20 février 2007, no 35222/04 ; Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298 ; Lawless c. Irlande, 1er juillet 1961, § 7, série A no 3 ; Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, §§ 47, 51, 53 et 55 ; Lindon et autres c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007 ; Norwood c. Royaume-Uni, no 23131/03, 16 novembre 2004 ; Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 49, CEDH 1999-VI ; Paturel c. France, no 54968/00, § 55, 22 décembre 2005 ; Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 63, CEDH 1999-IV ; Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 64, CEDH 2001-III ; Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], CEDH 1999-I, no 26083/94, § 44

 

 

20 novembre 2008 : La nécessité de protéger la fonction et l’autorité morale d'un professeur ne saurait l’emporter sur l’intérêt à communiquer et celui du public lyonnais à recevoir des informations au sujet  de ses méthodes d’enseignement.

BRUNET-LECOMTE ET SARL LYON MAG’ C. FRANCE

Violation de l’article 10

 

En décembre 2001, un article, intitulé « L. l’énergumène de Lyon III », fut publié dans le magazine Lyon Mag’. Il faisait état des méthodes d’enseignement de L., professeur de l’université de Lyon III, et de ses agissements pendant les cours. En janvier 2002, le magazine publia un droit de réponse dont L. avait demandé la publication. Le texte fourni par L. fut présenté et commenté par le magazine en employant à deux reprises le terme « énergumène ». Poursuivis pour injure publique envers un fonctionnaire, les requérants furent condamnés à une amende de 2 000 EUR, au paiement de 3 000 EUR à titre de dommages et intérêts et à la publication de l’intégralité du dispositif de l’arrêt par le magazine Lyon Mag’. Les juridictions internes estimèrent que, dans le contexte de l’exercice d’un droit de réponse, l’emploi du terme « énergumène » afin de désigner l’enseignant avait constitué une marque de mépris portant atteinte à sa réputation.

Les intéressés soutenaient que leur condamnation pour diffamation avait emporté violation de l’article 10 (liberté d’expression).

La Cour relève d’abord que, si le terme « énergumène » possède incontestablement un caractère ironique, son emploi, même répété, ne saurait à lui seul et dans les circonstances de l’espèce, être considéré comme injurieux. Elle considère que le propos litigieux n’a pas dépassé la dose d’exagération ou de provocation généralement admise de la part de la presse, qu’il est exempt de gravité et qu’il s’agit d’un sujet suscitant de nos jours l’intérêt du public. Quant à la nécessité de protéger la fonction et l’autorité morale de L., la Cour estime qu’elle ne saurait l’emporter sur l’intérêt des requérants à communiquer et celui du public lyonnais à recevoir des informations au sujet du professeur et de ses méthodes d’enseignement. Enfin, prenant en compte la nature et la lourdeur des peines infligées, la Cour estime que ces condamnations s’analysent en une ingérence disproportionnée dans le droit des requérants à la liberté d’expression. Par conséquent, elle conclut, à l’unanimité, à la violation de l’article 10 et alloue aux requérants conjointement 2 000 EUR pour préjudice matériel, ainsi que 11 034 EUR pour frais et dépens.

 

Brunet-Lecomte et Sarl Lyon Mag’ c. France Jurisprudence : : Cumpana et Mazare c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI ; Desjardin c. France, n° 22567/03, § 60, 22 novembre 2007 ; Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 33, CEDH 1999-I ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 45 et 46, CEDH 2007 ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, n° 37698/97, CEDH 2000-X ; Mamère c. France, no 12697/03, § 19 et § 27, CEDH 2006 ; Tourancheau et July c. France, no 53886/00, §§ 64 à 68, 24 novembre 2005

 

 

 

18 septembre 2008 : Le directeur d'une Grande Mosquée est un personnage public en raison de la dimension institutionnelle et de l’importance des fonctions qu’il occupe et s’expose à des critiques relatives à l’exercice de ses fonctions.

Même si, compte tenu de la présomption d’innocence, une personne mise en examen ne saurait être réputée coupable, il y a lieu de tenir compte du fait que la base factuelle est ou non  inexistante  .

CHALABI c. FRANCE

violation de l’article 10

 

L’affaire concerne la condamnation pour diffamation infligée à l’intéressé à la suite de la publication d’un article visant le directeur de la Grande Mosquée de Lyon.

Cet article, intitulé « Retraite forcée pour le grand mufti », fut publié en novembre 2001 dans le magazine local Lyon Mag’. Il comprenait notamment un entretien accordé par le requérant, ancien membre du conseil d’administration de la Grande Mosquée de Lyon, dans lequel celui-ci s’expliquait sur les circonstances du départ de M. Chirane, imam de la Grande Mosquée de Lyon depuis 1994.

Le requérant y critiquait le comportement de M. Kabtane, directeur de la Grande Mosquée de Lyon, et mettait notamment en cause la façon dont il gérait administrativement et financièrement ce lieu de culte, ainsi que sa pratique et sa connaissance religieuse.

M. Kabtane fit citer devant les juridictions internes le requérant, le directeur de publication du journal, ainsi que la société Lyon Mag’ pour diffamation publique envers un particulier. En mai 2003, la cour d’appel de Lyon constata l’extinction de l’action publique par amnistie et, sur l’action civile, considéra que l’un des passages de l’entretien était constitutif du délit de diffamation publique envers un particulier. M. Chalabi s’y exprimait dans les termes suivants :

« Comment Kabtane a réussi à s’imposer à la tête de cette mosquée ?

Parce que ça arrange tout le monde, et notamment les élus, qui savent bien que la gestion de Kabtane n’est pas claire. Mais avec lui, il n’y a pas de vague, la religion il s’en fout. D’ailleurs il n’y connaît rien. En revanche, la mosquée est calme. Et dans le contexte actuel, ça rassure tout le monde. »

La cour d’appel déclara le requérant et le directeur de publication responsables du préjudice subi par M. Kabtane, et les condamna solidairement à payer à ce dernier la somme de 1 500 EUR à titre de dommages et intérêts outre celle de 1 000 EUR à titre de frais, la société Lyon Mag’ étant quant à elle civilement responsable des condamnations pécuniaires prononcées. Le requérant se pourvut vainement en cassation.

Article 10

La Cour constate que la question centrale soulevée dans l’article avait trait à la gestion et au financement de la Mosquée et qu’il existait à l’époque une polémique, nourrie et ravivée par le départ de l’imam, qui fut largement relayée par la presse écrite régionale et nationale. Elle considère que le financement et la gestion d’un lieu de culte, quel qu’il soit, constituent des questions d’intérêt général pour les membres de la communauté religieuse concernée, ainsi que, plus largement, la communauté dans son ensemble.

La Cour souligne que M. Kabtane est un personnage public en raison de la dimension institutionnelle et de l’importance des fonctions qu’il occupe. En tant que directeur et gérant statutaire de la Grande Mosquée de Lyon, il représentait la communauté musulmane dans la région lyonnaise, et s’exposait ainsi à des critiques relatives à l’exercice de ses fonctions.

Par ailleurs, compte tenu de la tonalité générale de l’entretien et du contexte dans lequel les propos litigieux ont été émis, la Cour considère que ceux-ci constituent davantage des jugements de valeur que de pures déclarations de fait.

Contrairement à la cour d’appel de Lyon, la Cour estime que les nombreux documents produits témoignent de ce qu’à l’époque de l’article incriminé, les propos litigieux n’étaient pas dépourvus de toute base factuelle. De plus, M. Kabtane était mis en examen pour abus de confiance et escroquerie, et la procédure judiciaire était toujours en cours à l’époque des faits. Même si, compte tenu de la présomption d’innocence, une personne mise en examen ne saurait être réputée coupable, la base factuelle n’était pas inexistante en l’espèce.

Quant aux propos eux-mêmes, la Cour n’y voit pas de termes « manifestement outrageants » susceptibles de pouvoir justifier une restriction à la liberté d’expression de leur auteur et estime qu’on ne saurait tenir pour excessif le langage utilisé par le requérant.

En conclusion, la Cour considère que la condamnation de M. Chalabi s’analyse en une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression et ne saurait passer comme étant « nécessaire dans une société démocratique », en violation de l’article 10. (Arrêt en français.)

 

Chalabi c. France 18 septembre 2008 Jurisprudence : Brasilier c. France, no 71343/01, § 38, 11 avril 2006 ; Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, § 31 ; Desjardin c. France, no 22567/03, § 36, 22 novembre 2007 ; Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne du 19 février 1998, § 33 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 42, 43, 64, 145, 22 octobre 2007 ; Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I ; Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006 ; Paturel c. France, no 54968/00, §§ 28-30, 22 décembre 2005 ; Tejedor García c. Espagne du 16 décembre 1997, § 31

 

14 février 2008 La Cour rappelle le rôle essentiel de « chien de garde » que joue la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles concernant le fonctionnement de la justice

JULY ET SARL LIBERATION c. France

14 février 2008

Violation de l’article 10

 

L’affaire concerne les griefs des requérants relatifs à leur condamnation pour diffamation en raison de la publication dans Libération d’un article faisant état des propos tenus lors d’une conférence de presse portant sur l’affaire du juge Bernard Borrel. Ce magistrat français avait été retrouvé mort dans des circonstances suspectes en octobre 1995, alors qu’il était en poste à Djibouti. Les médias se firent largement l’écho de l’instruction pénale menée dans le cadre de l’affaire, laquelle fut dépaysée à Paris.

La conférence avait pour but de rendre publique une demande, formulée par Elisabeth Borrel - la veuve du défunt - et adressée au garde des Sceaux, de voir diligenter une enquête de l’inspection générale des services judiciaires à l’encontre des magistrats chargés de l’instruction pénale, les juges Roger Le Loire et Marie-Paule Moracchini. Au cours de la conférence, Mme Borrel, ses avocats et certains magistrats, dont Dominique Matagrin, président de l’Association professionnelle des magistrats, et Anne Crenier, présidente du Syndicat de la magistrature, formulèrent un certain nombre d’interrogations et de critiques sur le déroulement de l’instruction.

Les juges d’instruction précités diligentèrent une procédure en diffamation contre les requérants le jour de la publication de l’article, qui était intitulé « Mort d’un juge : la veuve attaque juges et policiers » et signé par la journaliste Brigitte Vidal-Durand. Quatre passages étaient considérés comme étant diffamatoires :

« 1. Partialité. Elle (Mme Borrel) dénonce la partialité dont auraient fait preuve les juges.

2. L’instruction du dossier est menée de manière « rocambolesque » a accusé Dominique Matagrin

3. Tandis qu’Anne Crénier dénonçait « la multiplication d’anomalies »

4. Car ils [les juges d’instruction] ont été lents. »

Par un jugement du 13 mars 2001, le tribunal correctionnel relaxa les deux requérants. Seul le passage évoquant la « partialité dont auraient fait preuve les juges » fut jugé diffamatoire. Le tribunal fit toutefois bénéficier les intéressés de l’excuse de bonne foi, estimant que le journal, en rendant compte de la mise en cause de l’instruction, n’avait fait qu’exercer sa mission d’information du public.

Sur l’appel des requérants, la cour d’appel de Versailles infirma partiellement le jugement de relaxe en retenant comme diffamatoire, outre l’allégation de partialité des juges, l’imputation selon laquelle « l’instruction du dossier Borrel a été menée de manière rocambolesque ». Elle estima que ces passages portaient atteinte à l’honneur et à la considération des deux juges d’instruction. Les juges d’appel ne firent cependant pas bénéficier les intéressés de l’excuse de bonne foi, estimant que la journaliste n’avait pas voulu « traiter le sujet dans le cadre d’une interview » et faisant observer qu’elle avait choisi une « voie médiane » par souci de facilité et qu’elle aurait dû « préciser qu’elle se réservait d’offrir une tribune aux mis en cause ».

En conséquence, le premier requérant fut déclaré coupable pour diffamation publique envers des fonctionnaires et la seconde requérante civilement responsable. Serge July fut condamné à payer 10 000 francs français (FRF) d’amende délictuelle (1500 EUR environ), la même somme pour dommages-intérêts à chacune des parties civiles, et à insérer dans Libération et dans un autre quotidien national un encart contenant les principales dispositions de l’arrêt, sans que le coût de cette insertion puisse excéder la somme de 15 000 FRF (2 286 EUR environ). La cour d’appel condamna en outre conjointement et solidairement les requérants à verser aux parties civiles 20 000 FRF (3 000 EUR environ) au titre des frais non payés par l’Etat.

Les requérants se pourvurent en cassation sur le fondement, notamment, de l’article 10 de la Convention. Par un arrêt du 14 janvier 2003, la cour de cassation, estimant notamment que les requérants avaient manqué de manière flagrante à leurs devoirs de prudence et d’objectivité, rejeta le pourvoi.

Invoquant notamment l’article 10, les requérants se plaignaient de leur condamnation pour diffamation.

Décision de la Cour

Article 10

La Cour estime que la condamnation des requérants s’analyse en une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression, ingérence qui était prévue par la loi française et avait pour buts légitimes la protection de la réputation des juges d’instruction en cause et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

Sur le point de savoir si une telle ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour rappelle tout d’abord le rôle essentiel de « chien de garde » que joue la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles concernant le fonctionnement de la justice.

Dans la présente affaire, la Cour n’est pas convaincue par les motifs retenus par la cour d’appel de Versailles. Elle observe que l’article litigieux constituait un compte rendu d’une conférence de presse tenue dans une affaire déjà connue du public, et souligne qu’il n’appartient pas aux juridictions nationales de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter pour faire passer l’information.

La Cour constate également que l’article emploie le conditionnel à bon escient, et use à plusieurs reprises des guillemets à fin d’éviter toute confusion dans l’esprit du public entre les auteurs des propos tenus et l’analyse du journal. Les noms des intervenants ont également été cités à chaque fois à l’intention des lecteurs, de sorte qu’il ne saurait être soutenu, comme le fait la cour d’appel, que certains passages pouvaient être imputables à la journaliste, et donc aux requérants.

S’agissant du motif invoqué par la cour d’appel relatif à l’utilisation du qualificatif « rocambolesque », la Cour observe que cet adjectif, certes peu élogieux, était prêté par l’article à l’un des participants à la conférence de presse, et n’a pas été assumé personnellement par la journaliste. En outre, l’article ne révèle pas d’animosité personnelle à l’égard des magistrats en cause, comme l’ont reconnu les juridictions du fond.

Rappelant que les limites de la critique admissible sont plus larges pour des fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles, la Cour dit également que les motifs retenus par la Cour de cassation pour rejeter le pourvoi des requérants ne sont ni pertinents, ni suffisants, dans la mesure où les personnes en cause, toutes deux fonctionnaires appartenant aux « institutions fondamentales de l’Etat », pouvaient faire, en tant que tels, l’objet de critiques personnelles dans des limites « admissibles », et non pas uniquement de façon théorique et générale.

En tout état de cause, la Cour estime que les requérants, en publiant l’article, n’ont même pas eu recours à une dose d’exagération ou de provocation pourtant permise dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique. Elle ne voit pas dans les termes litigieux une expression « manifestement outrageante » envers les deux juges en cause et estime que les motifs retenus pour conclure à l’absence de bonne foi se concilient mal avec les principes relatifs au droit à la liberté d’expression et au rôle de « chien de garde » assumé par la presse.

La Cour conclut que la condamnation des requérants ne saurait passer pour proportionnée aux buts poursuivis et n’était pas « nécessaire dans une société démocratique », en violation de l’article 10.

La Cour conclut, à l’unanimité :

- à la violation de l’article 10 de la Convention

En application de l’article 41 de la Convention, la Cour alloue aux requérants, conjointement, 7 500 euros (EUR) pour préjudice matériel et 13 572,80 EUR pour frais et dépens. Elle dit également que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral subi par M. July (L’arrêt n’existe qu’en français.)

 

JULY ET SARL LIBERATION c. FRANCE  n° 20893/03 du 14 février 2008 Jurisprudence : : Abeberry c. France, (déc.) no 58729/00, 21 septembre 2004 ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999-III ; Brasilier c. France, no 71343/01, § 28, 11 avril 2006 ; Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, § 35 Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991, série A no 200, p. 19, § 36 ; Chauvy c. France (déc.),n° 64915/01, 23 septembre 2003 ; Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 45-49, CEDH 2004-VI ; Civet c. France [GC], n° 29340/95, § 43, CEDH 1999-VI ; De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, § 37 ; Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 98, 15 juillet 2003 ; Grigoriades c. Grèce, arrêt du 25 novembre 1997, § 37 ; Janowski c. Pologne [GC], arrêt du 21 janvier 1999, no 25716/94, CEDH 1999-I, § 33 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 66, 22 octobre 2007 ; Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I ; Mamère c. France, no 12697/03, §§ 18, 26 et 27, CEDH 2006 ; Marks & Ordinateur Express c. France (déc.), no 47575/99, 15 juin 2000 ; Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A no 313, § 34 ; Radio France et autres c. France, n° 53984/00, CEDH 2004-II du 30 mars 2004 ; Stoll c. Suisse [GC], n° 69698/01, § 146, 10 décembre 2007 ; Tourancheau et July c. France, no 53886/00, 24 novembre 2005

 

 

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