• Voir aussi : F&C - DEPARTEMENT
DROITS FONDAMENTAUX
· Voir aussi : CEDH - PROTECTION DE
LA VIE PRIVEE
· Voir aussi : CEDH - LIBERTE
D'ASSOCIATION
· Voir aussi : CEDH - PROCES
EQUITABLE
· Voir
aussi : CEDH – PROCEDURE PENALE
· Voir aussi : CEDH –
NON-DISCRIMINATION
· Voir aussi : CEDH - DROIT DE
PROPRIETE - RESPECT DES BIENS
Décisions de la Cour européenne des droits de l'homme
Voir
aussi : CEDH - LIBERTE D'EXPRESSION – France
LIBERTE D'EXPRESSION
L’article 10 de la Convention
Jurisprudence F& C * (* affaire
traitée par notre cabinet)
COUR EUROPEENE DES DROITS DE
L’HOMME
AVOCATS –
DIFFAMATION ENVERS UN PROCUREUR
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE ROLAND DUMAS c. France
(Requête no 34875/07)
La Cour européenne des droits de
l'homme (cinquième section), siégeait en une chambre composée de :
Peer Lorenzen,
président,
Renate Jaeger,
Karel Jungwiert,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Zdravka
Kalaydjieva, juges,
Jean Yves Monfort,
juge ad hoc,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Devant la CEDH, notre confrère
était assisté de Bertrand FAVREAU.
A l'origine
de l'affaire se trouve une requête (no 34875/07) dirigée contre la République
française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Roland Dumas (« le requérant
»), a saisi la Cour le 3 août 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention
»).
Le requérant
est représenté par Me B. Favreau, avocat à Bordeaux. Le gouvernement français
(« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice
des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
La
Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la France, le 15 juillet 2010,
pour violation de l’article 10 de la Convention EDH relatif à la liberté
d’expression (Roland Dumas / France, requête n°34875/07). Dans cette affaire,
Roland Dumas, homme politique français, avait publié, deux ans après avoir été
mis en examen pour complicité et recel d’abus de biens sociaux dans l’affaire
dite « l’affaire Elf » qui avait mis à jour un réseau de corruption, un livre
relatant des propos outrageants qu’il avait tenus lors de l’audience à l’égard
du procureur. A la suite d’une plainte du Ministre de la Justice, il fut
condamné pour diffamation. Il a alors introduit une requête devant la Cour EDH
invoquant la violation de l’article 10 de la Convention EDH. La Cour a constaté
que la juridiction française n’avait pas pris en compte l’absence de poursuites
contre le requérant au moment des faits, pour mettre en balance les intérêts
respectifs des parties. De plus, la Cour considère qu’il n’y a pas eu
d’approche raisonnable des faits par la juridiction française. Elle conclut
qu’il n’a pas été prouvé que l’ingérence dans l’exercice du droit de
l’intéressé à la liberté d’expression était nécessaire
dans une société démocratique et juge qu’il y a eu violation de l’article 10 de
la Convention EDH.
RESUME DE L’ARRET Roland Dumas
/ France, requête n°34875/07 :
En
fait – Le requérant est avocat et homme politique, ancien ministre et ancien
président du Conseil constitutionnel. De 1997 à 2003, il fut mis en cause en
marge d’une affaire qui mit au jour un réseau de corruption impliquant des
personnalités politiques et des grands patrons. En 2003, il fut relaxé des
chefs de complicité et recel d’abus de biens sociaux. Peu après, il publia un
livre relatant cet épisode judiciaire, notamment un incident d’audience survenu
en janvier 2001, au cours duquel il avait dit que pendant la guerre le
procureur aurait pu siéger dans les sections spéciales (tribunaux d’exception
mis en place sous l’occupation allemande). En 2006, dans le cadre d’une action
en diffamation suscitée par la parution de l’ouvrage, la cour d’appel,
infirmant le jugement de première instance, condamna l’intéressé et son éditeur
au paiement d’amendes et de dommages et intérêts pour diffamation envers un
magistrat. En 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le
requérant.
En
droit – Article 10 : la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence
dans son droit à la liberté d’expression ; elle était prévue par la loi et
avait pour but légitime de protéger la réputation et les droits d’autrui, en
l’occurrence du procureur. Etant donné que les passages litigieux du livre
concernent une affaire d’Etat très médiatisée, que le requérant s’exprime en
tant qu’ancien personnage politique et que l’ouvrage relève de l’expression
politique, l’article 10 exigeait un niveau élevé de protection du droit à la
liberté d’expression. De ce fait, les autorités avaient une marge
d’appréciation particulièrement restreinte pour juger de la nécessité de la
mesure en cause. Le choix d’examiner ensemble les passages litigieux a conduit
la cour d’appel à ne retenir, comme éléments constitutifs de la diffamation,
que la mise à mal du principe de loyauté judiciaire et l’accusation selon
laquelle le procureur se comportait comme un magistrat des sections spéciales.
La juridiction d’appel a occulté une partie de l’incrimination et s’est donc
fondée sur un seul propos, qu’elle n’a pas situé dans son contexte et, pour
refuser au requérant le bénéfice de la bonne foi, a renvoyé à des imputations
pour lesquelles il n’était pas poursuivi. Il est à craindre qu’une telle
méthode d’analyse ne permette pas d’identifier avec certitude les motifs du
reproche ayant conduit à la sanction pénale, ou tout au moins de comprendre en
quoi ceux-ci faisaient conclure à une diffamation. Par ailleurs, les propos
tenus dans le livre et jugés diffamatoires sont les mêmes que ceux prononcés
par le requérant lors de l’incident d’audience de janvier 2001. Or, à l’époque,
aucune poursuite n’avait été engagée contre l’intéressé, ce dont la cour
d’appel aurait dû tenir compte. En effet, le requérant n’a fait qu’user dans
son livre de sa liberté de relater, en tant qu’ancien prévenu, son propre
procès. Et même s’il ne jouit pas, comme un avocat de la défense, d’une grande
latitude, au nom de l’égalité des armes, pour formuler des critiques à l’égard
d’un procureur, ce n’est pas une raison suffisante pour ne pas condamner le
contrôle exercé a posteriori de propos formulés par lui dans le prétoire. Ne
pas retenir le propos incriminé comme une critique de l’état d’esprit prêté au
procureur mais comme un fait précis de nature à faire l’objet d’un débat
contradictoire, demander de prouver la vérité de cette imputation alors que le
requérant a expliqué dans le livre son emportement et le procédé intellectuel
qui l’avait poussé à l’outrance, ne paraît pas constituer une approche
raisonnable des faits. Eu égard à ces éléments et à la confusion entretenue par
les juridictions nationales entre l’incident d’audience de janvier 2001 et sa
narration dans un livre publié postérieurement, les motifs avancés à l’appui de
la condamnation ne convainquent pas la Cour que l’atteinte à la liberté
d’expression du requérant était nécessaire dans une société démocratique.
Conclusion
: violation (cinq voix contre deux).
Article 41 :
8 000 EUR pour dommage matériel ; constat de violation suffisant en lui-même
pour le préjudice moral.
Lors de son procès en appel pour recel d'abus de biens sociaux
(« l'affaire ELF »), Roland Dumas, ancien ministre français
des affaires étrangères et ancien président du Conseil constitutionnel, avait protesté
contre certaines questions du procureur de la République et tint à cette
occasion des propos virulents (notamment,
tel que rapportés dans le journal Le Monde, : « Le jour où je vais m'occuper de
certains magistrats, croyez moi ... » ; « je me demande bien ce qu'il [le procureur] aurait
fait pendant la guerre, celui-là. Puis se répondant à lui-même, suggère qu'il
eût été "dans les sections spéciales" »). Cependant,
l'intéressé s'excusa à la reprise de l'audience et aucune poursuite ne fut
initiée, tant civiles et pénales que - en sa qualité d'avocat - disciplinaires.
Deux ans plus tard, et après avoir été relaxé de toutes les poursuites dirigées
contre lui dans l' « affaire
ELF », Roland Dumas publia un livre relatant
notamment cet épisode et
où il expliqua plus longuement ce qui l'avait amené à prononcer les propos
litigieux. Or, à la demande du procureur précité, l'auteur
fut alors poursuivi pour diffamation envers un magistrat et condamné en appel à une amende de 3 000
euros et au paiement de dommages-intérêts (v. la décision de
la Cour de cassation du 6 février 2007, N° 06-80804 ).
La Cour européenne des droits de l'homme
a fait
droit à la requête dirigée contre la France en jugeant que la condamnation pour
diffamation constitue une ingérence
au sein de l'article 10 (liberté d'expression), certes prévue par la loi et
poursuivant des buts légitimes (§ 41), mais non nécessaire dans « une société démocratique » (§ 51). Pour parvenir à cette
conclusion, les juges européens soulignent tout d'abord que le profil de
l'affaire d'espèce exigeait « un niveau élevé de protection du droit à la liberté
d'expression » car il s'agissait d'« une
affaire d'État qui suscita un déferlement médiatique » et les
propos litigieux « donnaient des
informations intéressant l'opinion publique sur le fonctionnement du pouvoir
judiciaire » (Sur les critiques d'un magistrat par un avocat, v.
Cour EDH, 1e Sect. 11 février 2010, Alfantakis
c. Grèce , Req. n° 49330/07 - Actualités droits-libertés du 11 février 2010 et CPDH 15
février 2010). De façon peut être plus contestable car de manière
extensive, la Cour estime aussi que ces propos
relevaient « aussi de l'expression politique » puisque le requérant s'exprimait également « en tant
qu'ancien personnage politique de la République française » (§ 43 - sur
l'expression politique, v. par exemple Cour EDH, 5eSect.
22 avril 2010, Haguenauer c. France ,
Req. n° 34050/05 - Actualités droits-libertés du 26 avril 2010 et CPDH du 28 ; Cour EDH, 3e Sect. 20 avril 2010, Cârlan c. Roumanie , Req.
n° 34828/02 - Actualités droits-libertés du 20 avril 2010 et CPDH du 22).
Autres décisions concernant la France
L’article 10 de la Convention
L’affaire concerne la
condamnation des Editions Plon pour, notamment, apologie de crimes de guerre à
la suite de la publication du livre
intitulé Services Spéciaux Algérie
1955-1957, dans lequel le général Aussaresses,
auteur de l’ouvrage et ancien membre des services spéciaux, évoque la torture
et les exécutions sommaires pratiquées durant la guerre d’Algérie.
Article 10
La Cour estime que la condamnation des requérants s’analyse en
une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression, ingérence qui était
prévue par la loi française et avait pour buts légitimes la défense de l’ordre
et la prévention du crime. Elle souligne avant tout qu’elle n’a pas à se
prononcer sur les éléments constitutifs du délit d’apologie de crimes de
guerre, son rôle se limitant à vérifier si la condamnation des requérants
à raison de la publication du livre litigieux peut passer pour
« nécessaire dans une société démocratique ».
Sur le point de savoir si l’ingérence était « nécessaire
dans une société démocratique », la Cour observe tout d’abord que les
autorités ne jouissaient que d’une marge d’appréciation restreinte,
circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse
de communiquer des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt
général, et garantir le droit du public à en recevoir. Ces principes sont
applicables en matière de publication de livres, dès lors qu’ils portent sur
des questions d’intérêt général.
La Cour estime que la conclusion de la cour d’appel selon
laquelle l’objectif de l’auteur aurait été de persuader le lecteur de la
légitimité, de l’inévitabilité de la torture et des exécutions sommaires
pratiquées durant la guerre d’Algérie, n’est pas décisive pour l’appréciation
des faits litigieux au regard de l’article 10. Elle voit avant tout dans
l’ouvrage litigieux le témoignage d’un ancien officier des services spéciaux
missionné en Algérie, « acteur central du conflit », directement
impliqué dans des pratiques telles que la torture et les exécutions sommaires
dans l’exercice de ses fonctions. La publication d’un témoignage de ce type
s’inscrivait indubitablement dans un débat d’intérêt général d’une singulière
importance pour la mémoire collective : fort du poids que lui confère le
grade de son auteur, devenu général, il conforte l’une des thèses en présence
et défendue par ce dernier, à savoir que non seulement de telles pratiques
avaient cours, mais qui plus est avec l’aval des autorités françaises. Selon la
Cour, le fait que l’auteur ne prenne pas de distance critique par rapport à ces
pratiques atroces et que, au lieu d’exprimer des regrets, il indique avoir agi
dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée, est un élément à part
entière de ce témoignage. Par conséquent, le reproche fait par la cour d’appel
aux requérants, en leur qualité d’éditeur, de ne pas avoir pris de distance par
rapport au récit du général, ne saurait être justifié.
En outre, la Cour ne perçoit pas en quoi le fait de qualifier
la mission du général Aussaresses en Algérie de
« la plus douloureuse » équivaut à une glorification de l’auteur ou
des faits dont il témoigne. Quant au recours à l’expression « légende
vivante » pour qualifier le général, elle n’y discerne pas davantage une
volonté de glorification de celui-ci. Outre le fait qu’une telle expression
peut recevoir plusieurs acceptions, y compris négatives, elle renvoie
manifestement à la réputation que le général avait « dans les
cercles très fermés des services spéciaux » au moment où il avait été
envoyé en Algérie.
Par ailleurs, la Cour observe que bien que les propos litigieux
n’aient pas perdu leur capacité à raviver des souffrances, il n’est pas
approprié de les juger avec le degré de sévérité qui pouvait se justifier dix
ou vingt ans auparavant ; il faut au contraire les aborder avec le recul du
temps. Elle rappelle à cet égard que la liberté d’expression au sens de
l’article 10 vaut non seulement pour les « informations » ou
« idées » considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi
pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Par conséquent, sanctionner
un éditeur pour avoir aidé à la diffusion du témoignage d’un tiers sur des
événements s’inscrivant dans l’histoire d’un pays entraverait gravement la
contribution aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se
concevoir sans raisons particulièrement sérieuses.
La Cour rappelle également que la nature et la lourdeur des
peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il
s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. Or Olivier Orban et Xavier de Bartillat ont
chacun été condamnés à payer une amende de 15 000 EUR, somme pour le moins
élevée et qui est deux fois supérieure à celle infligée à l’auteur des propos
incriminés.
Dès lors, la Cour estime que les motifs retenus par les
juridictions françaises ne suffisent pas pour la convaincre que la condamnation
des requérants était « nécessaire dans une société démocratique ».
Elle conclut en conséquence à la violation de
l’article 10.
Orban et autres c. France (requête no 20985/05 15/01/2009 Violation de l'art. 10 ; Préjudice moral -
constat de violation suffisant
Droit en Cause Articles 24 et 23 de la loi du 29 juillet 1881 Jurisprudence : Beer
et Regan c. Allemagne [GC], CEDH 1999-I, n° 28934/95,
§ 54 ; Desjardin c. France, no 22567/03, § 57, 22
novembre 2007 ; Editions Plon c. France, no 58148/00, § 42, 43, CEDH 2004-IV ; Hocaogullari c. Turquie, no 77109/01, § 41, 7 mars 2006 ;
Ivanov c. Russie du 20 février 2007, no 35222/04 ; Jersild
c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298 ; Lawless
c. Irlande, 1er juillet 1961, § 7, série A no 3 ; Lehideux
et Isorni c. France, 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions
1998-VII, §§ 47, 51, 53 et 55 ; Lindon et autres c.
France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007 ; Norwood c.
Royaume-Uni, no 23131/03, 16 novembre 2004 ; Öztürk
c. Turquie [GC], no 22479/93, § 49, CEDH 1999-VI ; Paturel c. France, no
54968/00, § 55, 22 décembre 2005 ; Sürek c. Turquie
(no 1) [GC], no 26682/95, § 63, CEDH 1999-IV ; Thoma
c. Luxembourg, no 38432/97, § 64, CEDH 2001-III ; Waite
et Kennedy c. Allemagne [GC], CEDH 1999-I, no 26083/94, § 44
En décembre 2001, un article, intitulé « L. l’énergumène de Lyon III », fut publié dans le magazine Lyon Mag’.
Il faisait état des méthodes d’enseignement de L., professeur de l’université
de Lyon III, et de ses agissements pendant les cours. En janvier 2002, le
magazine publia un droit de réponse dont L. avait demandé la publication. Le
texte fourni par L. fut présenté et commenté par le magazine en employant à
deux reprises le terme « énergumène ». Poursuivis pour injure
publique envers un fonctionnaire, les requérants furent condamnés à une amende
de 2 000 EUR, au paiement de 3 000 EUR à titre de dommages
et intérêts et à la publication de l’intégralité du dispositif de l’arrêt par
le magazine Lyon Mag’.
Les juridictions internes estimèrent que, dans le contexte de l’exercice d’un
droit de réponse, l’emploi du terme « énergumène » afin de désigner
l’enseignant avait constitué une marque de mépris portant atteinte à sa
réputation.
Les intéressés soutenaient que leur condamnation pour
diffamation avait emporté violation de l’article 10 (liberté d’expression).
La Cour relève d’abord que, si le terme
« énergumène » possède incontestablement un caractère ironique, son
emploi, même répété, ne saurait à lui seul et dans les circonstances de
l’espèce, être considéré comme injurieux. Elle considère que le propos
litigieux n’a pas dépassé la dose d’exagération ou de provocation généralement
admise de la part de la presse, qu’il est exempt de gravité et qu’il s’agit
d’un sujet suscitant de nos jours l’intérêt du public. Quant à la nécessité de
protéger la fonction et l’autorité morale de L., la Cour estime qu’elle ne
saurait l’emporter sur l’intérêt des requérants à communiquer et celui du
public lyonnais à recevoir des informations au sujet du professeur et de ses
méthodes d’enseignement. Enfin, prenant en compte la nature et la lourdeur des
peines infligées, la Cour estime que ces condamnations s’analysent en une
ingérence disproportionnée dans le droit des requérants à la
liberté d’expression. Par conséquent, elle conclut, à l’unanimité, à la
violation de l’article 10 et alloue aux requérants conjointement
2 000 EUR pour préjudice matériel, ainsi que 11 034 EUR
pour frais et dépens.
Brunet-Lecomte et Sarl Lyon Mag’ c.
France Jurisprudence : : Cumpana et Mazare c. Roumanie
[GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI ; Desjardin c.
France, n° 22567/03, § 60, 22 novembre 2007 ; Janowski
c. Pologne [GC], no 25716/94, § 33, CEDH 1999-I ; Lindon,
Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos
21279/02 et 36448/02, §§ 45 et 46, CEDH 2007 ; Lopes Gomes da Silva c.
Portugal, n° 37698/97, CEDH 2000-X ; Mamère c.
France, no 12697/03, § 19 et § 27, CEDH 2006 ; Tourancheau
et July c. France, no 53886/00, §§ 64 à 68, 24 novembre 2005
L’affaire concerne la condamnation pour diffamation infligée à
l’intéressé à la suite de la publication d’un article visant le directeur de la
Grande Mosquée de Lyon.
Cet article, intitulé « Retraite forcée pour le grand
mufti », fut publié en novembre 2001 dans le magazine local Lyon Mag’. Il
comprenait notamment un entretien accordé par le requérant, ancien membre du
conseil d’administration de la Grande Mosquée de Lyon, dans lequel celui-ci
s’expliquait sur les circonstances du départ de M. Chirane,
imam de la Grande Mosquée de Lyon depuis 1994.
Le requérant y critiquait le comportement de M. Kabtane, directeur de la Grande Mosquée de Lyon, et mettait
notamment en cause la façon dont il gérait administrativement et financièrement
ce lieu de culte, ainsi que sa pratique et sa connaissance religieuse.
M. Kabtane fit citer devant les
juridictions internes le requérant, le directeur de publication du journal,
ainsi que la société Lyon Mag’ pour diffamation
publique envers un particulier. En mai 2003, la cour d’appel de Lyon constata
l’extinction de l’action publique par amnistie et, sur l’action civile,
considéra que l’un des passages de l’entretien était constitutif du délit de
diffamation publique envers un particulier. M. Chalabi
s’y exprimait dans les termes suivants :
« Comment Kabtane a réussi à
s’imposer à la tête de cette mosquée ?
Parce que ça arrange tout le monde, et notamment les élus, qui
savent bien que la gestion de Kabtane n’est pas
claire. Mais avec lui, il n’y a pas de vague, la religion il s’en fout.
D’ailleurs il n’y connaît rien. En revanche, la mosquée est calme. Et dans le
contexte actuel, ça rassure tout le monde. »
La cour d’appel déclara le requérant et le directeur de
publication responsables du préjudice subi par M. Kabtane,
et les condamna solidairement à payer à ce dernier la somme de
1 500 EUR à titre de dommages et intérêts outre celle de
1 000 EUR à titre de frais, la société Lyon Mag’
étant quant à elle civilement responsable des condamnations pécuniaires
prononcées. Le requérant se pourvut vainement en cassation.
Article 10
La Cour constate que la question centrale soulevée dans
l’article avait trait à la gestion et au financement de la Mosquée et qu’il
existait à l’époque une polémique, nourrie et ravivée par le départ de l’imam,
qui fut largement relayée par la presse écrite régionale et nationale. Elle
considère que le financement et la gestion d’un lieu de culte, quel qu’il soit,
constituent des questions d’intérêt général pour les membres de la communauté
religieuse concernée, ainsi que, plus largement, la communauté dans son
ensemble.
La Cour souligne que M. Kabtane est
un personnage public en raison de la dimension institutionnelle et de
l’importance des fonctions qu’il occupe. En tant que directeur et gérant
statutaire de la Grande Mosquée de Lyon, il représentait la communauté
musulmane dans la région lyonnaise, et s’exposait ainsi à des critiques
relatives à l’exercice de ses fonctions.
Par ailleurs, compte tenu de la tonalité générale de
l’entretien et du contexte dans lequel les propos litigieux ont été émis, la
Cour considère que ceux-ci constituent davantage des jugements de valeur que de
pures déclarations de fait.
Contrairement à la cour d’appel de Lyon, la Cour estime que les
nombreux documents produits témoignent de ce qu’à l’époque de l’article
incriminé, les propos litigieux n’étaient pas dépourvus de toute base
factuelle. De plus, M. Kabtane était mis en examen
pour abus de confiance et escroquerie, et la procédure judiciaire était
toujours en cours à l’époque des faits. Même si, compte tenu de la présomption
d’innocence, une personne mise en examen ne saurait être réputée coupable, la
base factuelle n’était pas inexistante en l’espèce.
Quant aux propos eux-mêmes, la Cour n’y voit pas de termes
« manifestement outrageants » susceptibles de pouvoir justifier une
restriction à la liberté d’expression de leur auteur et estime qu’on ne saurait
tenir pour excessif le langage utilisé par le requérant.
En conclusion, la Cour considère que la condamnation de M. Chalabi s’analyse en une ingérence disproportionnée dans
son droit à la liberté d’expression et ne saurait passer comme étant
« nécessaire dans une société démocratique », en violation de
l’article 10. (Arrêt en français.)
Chalabi c. France 18 septembre 2008 Jurisprudence : Brasilier c. France, no
71343/01, § 38, 11 avril 2006 ; Brualla Gómez de la Torre
c. Espagne du 19 décembre 1997, § 31 ; Desjardin c.
France, no 22567/03, § 36, 22 novembre 2007 ; Edificaciones
March Gallego S.A. c. Espagne du 19 février 1998, §
33 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens
et July c. France, [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 42, 43, 64, 145, 22
octobre 2007 ; Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, §
30, CEDH 2004-I ; Mamère c. France, no 12697/03, §
20, CEDH 2006 ; Paturel c. France, no 54968/00, §§ 28-30, 22 décembre 2005 ; Tejedor García c. Espagne du 16 décembre 1997, § 31
L’affaire concerne les griefs des requérants relatifs à leur
condamnation pour diffamation en raison de la publication dans Libération d’un article faisant état des
propos tenus lors d’une conférence de presse portant sur l’affaire du juge
Bernard Borrel. Ce magistrat français avait été
retrouvé mort dans des circonstances suspectes en octobre 1995, alors qu’il
était en poste à Djibouti. Les médias se firent largement l’écho de
l’instruction pénale menée dans le cadre de l’affaire, laquelle fut dépaysée à
Paris.
La conférence avait pour but de rendre publique une demande,
formulée par Elisabeth Borrel - la veuve du défunt -
et adressée au garde des Sceaux, de voir diligenter une enquête de l’inspection
générale des services judiciaires à l’encontre des magistrats chargés de
l’instruction pénale, les juges Roger Le Loire et Marie-Paule Moracchini. Au cours de la conférence, Mme Borrel, ses avocats et certains magistrats, dont Dominique Matagrin, président de l’Association professionnelle des
magistrats, et Anne Crenier, présidente du Syndicat
de la magistrature, formulèrent un certain nombre d’interrogations et de
critiques sur le déroulement de l’instruction.
Les juges d’instruction précités diligentèrent une procédure en
diffamation contre les requérants le jour de la publication de l’article, qui
était intitulé « Mort d’un juge : la veuve attaque juges et
policiers » et signé par la journaliste Brigitte Vidal-Durand. Quatre
passages étaient considérés comme étant diffamatoires :
« 1. Partialité. Elle (Mme Borrel)
dénonce la partialité dont auraient fait preuve les juges.
2. L’instruction du dossier est menée de manière
« rocambolesque » a accusé Dominique Matagrin
3. Tandis qu’Anne Crénier dénonçait
« la multiplication d’anomalies »
4. Car ils [les juges d’instruction] ont été lents. »
Par un jugement du 13 mars 2001, le tribunal correctionnel
relaxa les deux requérants. Seul le passage évoquant la « partialité dont
auraient fait preuve les juges » fut jugé diffamatoire. Le tribunal fit
toutefois bénéficier les intéressés de l’excuse de bonne foi, estimant que le
journal, en rendant compte de la mise en cause de l’instruction, n’avait fait
qu’exercer sa mission d’information du public.
Sur l’appel des requérants, la cour d’appel de Versailles
infirma partiellement le jugement de relaxe en retenant comme diffamatoire,
outre l’allégation de partialité des juges, l’imputation selon laquelle
« l’instruction du dossier Borrel a été menée de
manière rocambolesque ». Elle estima que ces passages portaient atteinte à
l’honneur et à la considération des deux juges d’instruction. Les juges d’appel
ne firent cependant pas bénéficier les intéressés de l’excuse de bonne foi,
estimant que la journaliste n’avait pas voulu « traiter le sujet dans le cadre
d’une interview » et faisant observer qu’elle avait choisi une « voie
médiane » par souci de facilité et qu’elle aurait dû « préciser
qu’elle se réservait d’offrir une tribune aux mis en cause ».
En conséquence, le premier requérant fut déclaré coupable pour
diffamation publique envers des fonctionnaires et la seconde requérante
civilement responsable. Serge July fut condamné à payer
10 000 francs français (FRF) d’amende délictuelle
(1500 EUR environ), la même somme pour dommages-intérêts à chacune des
parties civiles, et à insérer dans Libération
et dans un autre quotidien national un encart contenant les principales
dispositions de l’arrêt, sans que le coût de cette insertion puisse excéder la
somme de 15 000 FRF (2 286 EUR environ). La cour d’appel
condamna en outre conjointement et solidairement les requérants à verser aux
parties civiles 20 000 FRF (3 000 EUR environ) au titre des
frais non payés par l’Etat.
Les requérants se pourvurent en cassation sur le fondement,
notamment, de l’article 10 de la Convention. Par un arrêt du 14 janvier 2003,
la cour de cassation, estimant notamment que les requérants avaient manqué de
manière flagrante à leurs devoirs de prudence et d’objectivité, rejeta le
pourvoi.
Invoquant notamment l’article 10, les requérants se plaignaient
de leur condamnation pour diffamation.
Décision de la Cour
Article 10
La Cour estime que la condamnation des requérants s’analyse en
une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression, ingérence qui était
prévue par la loi française et avait pour buts légitimes la protection de la
réputation des juges d’instruction en cause et la garantie de l’autorité et de
l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Sur le point de savoir si une telle ingérence était
« nécessaire dans une société démocratique », la Cour rappelle tout
d’abord le rôle essentiel de « chien de garde » que joue la presse
dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines
limites, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et
responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions
d’intérêt général, y compris celles concernant le fonctionnement de la justice.
Dans la présente affaire, la Cour n’est pas convaincue par les
motifs retenus par la cour d’appel de Versailles. Elle observe que l’article
litigieux constituait un compte rendu d’une conférence de presse tenue dans une
affaire déjà connue du public, et souligne qu’il n’appartient pas aux
juridictions nationales de se substituer à la presse pour dire quelle technique
de compte rendu les journalistes doivent adopter pour faire passer
l’information.
La Cour constate également que l’article emploie le
conditionnel à bon escient, et use à plusieurs reprises des guillemets à fin
d’éviter toute confusion dans l’esprit du public entre les auteurs des propos
tenus et l’analyse du journal. Les noms des intervenants ont également été
cités à chaque fois à l’intention des lecteurs, de sorte qu’il ne saurait être
soutenu, comme le fait la cour d’appel, que certains passages pouvaient être imputables
à la journaliste, et donc aux requérants.
S’agissant du motif invoqué par la cour d’appel relatif à
l’utilisation du qualificatif « rocambolesque », la Cour observe que
cet adjectif, certes peu élogieux, était prêté par l’article à l’un des participants
à la conférence de presse, et n’a pas été assumé personnellement par la
journaliste. En
outre, l’article ne révèle pas d’animosité personnelle à l’égard des magistrats
en cause, comme l’ont reconnu les juridictions du fond.
Rappelant que les limites de la critique admissible sont plus
larges pour des fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs fonctions
officielles, la Cour dit également que les motifs retenus par la Cour de
cassation pour rejeter le pourvoi des requérants ne sont ni pertinents, ni
suffisants, dans la mesure où les personnes en cause, toutes deux
fonctionnaires appartenant aux « institutions fondamentales de
l’Etat », pouvaient faire, en tant que tels, l’objet de critiques
personnelles dans des limites « admissibles », et non pas uniquement
de façon théorique et générale.
En tout état de cause, la Cour estime que les requérants, en
publiant l’article, n’ont même pas eu recours à une dose d’exagération ou de
provocation pourtant permise dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique.
Elle ne voit pas dans les termes litigieux une expression « manifestement
outrageante » envers les deux juges en cause et estime que les motifs
retenus pour conclure à l’absence de bonne foi se concilient mal avec les
principes relatifs au droit à la liberté d’expression et au rôle de
« chien de garde » assumé par la presse.
La Cour conclut que la condamnation des requérants ne saurait
passer pour proportionnée aux buts poursuivis et n’était pas
« nécessaire dans une société démocratique », en violation de
l’article 10.
La Cour conclut, à l’unanimité :
- à la violation de l’article 10 de la Convention
En application de l’article 41 de la Convention, la Cour alloue
aux requérants, conjointement, 7 500 euros (EUR) pour préjudice
matériel et 13 572,80 EUR pour frais et dépens. Elle dit également
que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable
suffisante pour le préjudice moral subi par M. July (L’arrêt n’existe qu’en
français.)